Résumé
Georges Bataille est travaillé par l’image. Elle concourt fréquemment à ouvrir une scène à l’écriture au point que, dans certains textes, l’écriture vient appuyer l’image, en dehors même du rapport texte-image traditionnel pour un écrivain : l’image excède. En ce sens, il s’agit d’analyser la place de l’image, et notamment l’image intolérable, dans la création bataillienne. L’image d’un supplicié chinois intrigue Bataille pour ce qu’elle a d’étrangement heureuse, pour son punctum excédant, d’un excès précisément qui engloutit son spectateur et le déchire. Elle est l’espace d’une « ouverture aventureuse », d’une « prise » évoquée par Léa Bismuth dans son travail précisément placé sous l’égide bataillienne. Si l’image happe Bataille c’est aussi qu’elle ouvre en lui, au-delà de l’émotion, une réflexion profonde sur la question du supplice mais surtout sur l’expérience de l’ouverture du moi à la différence, à l’épreuve douloureuse d’une communication avec autrui.
Mots-clés : Georges Bataille, image, supplice, déchirure, excès, violence
Abstract
Georges Bataille works with images. It contributes to the opening of a writing scene. In fact, in certain texts, the writing is secondary to the image, contrary to the hierarchy common among writers. The image exceeds. Thus, it is a question of studying the place of the image, and of the intolerable image in particular, in Bataillian creation. The image of a Chinese torture victim contaminates the author: it is strangely happy and constitutes an exceeding punctum, which engulfs the spectator, tears him apart. The image becomes the space of an "opening adventure", a "capture" as Léa Bismuth calls it. If the image catches Bataille, it opens up in him a reflection on the question of torture as well as on the experience of the opening of the ontological subject to difference, to the test of a communication with others.
Keywords: Georges Bataille, image, ordeal, rupture, excess, violence
Georges Bataille est profondément et durablement marqué par les photographies d’un supplice chinois, au point qu’il intègre ces photographies dans un ouvrage, qu’il y renvoie à plusieurs reprises au cours de sa vie et au long de son œuvre littéraire. Bien avant ce projet éditorial qui met en lien le texte et l’image, les travaux au sein de la revue Documents qu’il anime entre 1929 et 1931 font la part belle à l’iconographie. L’image occupe aussi une place centrale dans l’élaboration du premier roman de Bataille, Histoire de l’œil, paru en 1928, à la fois comme matériau qui ouvre à l’écriture et comme thématique narrative. Les images ont toujours ceci de singulier que l’iconographie bataillienne est définie par Georges Didi-Huberman par son « caractère obstinément et systématiquement renversé, renversant – négateur, ignoble, paradoxal, sinistre, sexuel, etc. » [1]. L’image sert sans cesse une dynamique de défiguration, de déconstruction de l’idéalisme, pour mener à une ressemblance déchirée comme épreuve d’une altérité partagée. Il s’agirait ainsi d’analyser ce processus dans le rapport qui lie le texte et l’image autour de la figure singulière d’un supplicié, figure négative – défigure – qui contamine le support de l’écriture comme l’écriture, dans une recherche de l’informe palpable : ou comment tenter, par l’écriture, de toucher à l’ignoble qui nous touche.
Si c’est à Georges Didi-Huberman que l’on doit la réflexion la plus aboutie sur le rapport de Bataille à l’image, et à la question de l’informe, son contemporain Giuseppe Maria Lo Duca livre de nombreux détails sur la place qu’occupe l’image matérielle dans le dispositif livresque au moment même de son élaboration et permet d’analyser l’emprise de l’image photographique dans l’élaboration d’une série de réflexion autour du supplice, de la corporéité et de l’érotisme, l’image apparaissant d’emblée comme un point d’ancrage, dans la droite ligne d’une « voracité » [2] féconde qui excède le geste littéraire. Giseppe Maria Lo Duca, surtout connu comme un des fondateurs des Cahiers du cinéma, a dirigé aux éditions Jean Jacques Pauvert – qui fut longtemps un intime de Bataille, et l’un de ses éditeurs – la collection « Bibliothèque internationale d’érotologie » à partir de 1958. Lo Duca collabore alors avec Bataille et l’aide, notamment, à achever son dernier livre, projet conséquent d’une histoire de l’érotisme, Les Larmes d’Eros, publié en 1961. Cette ultime œuvre de Bataille se construit comme un dispositif qui entend très clairement intégrer l’image. Aussi lui accorde-t-il une place qui dépasse l’anecdote exemplaire ou le support démonstratif mais vise bien davantage à parachever l’enjeu intellectuel de l’élaboration d’un ouvrage.
Dans une édition de poche de l’ouvrage qui paraît en 1978 Lo Duca explique précisément comment Bataille conçut l’ouvrage :
[…] jusque dans le plus infime détail, de l’économie des chapitres à la coupe des clichés (il me fit même le croquis d’une tapisserie de Rosso où je devais chercher un détail auquel il tenait), en passant par un choix très élaboré d’images issues de la préhistoire, de l’Ecole de Fontainebleau, des Surréalistes, avoués ou clandestins [3].
Il apparaît donc que Bataille se montre soucieux de la conception graphique de l’ouvrage comme du choix des images : il travaille sa découpe comme l’on travaille la syntaxe et apporte un intérêt certain à son aspect matériel. L’auteur singularise ses choix avec une précision qui place l’image sur le même plan que l’écriture. Du reste, de nombreux échanges épistolaires, entre Bataille et Lo Duca, – il y a 57 lettres – témoignent d’un souci vraiment précis et minutieux apporté à la place de la photographie dans l’objet-livre, à la fois comme source de l’écriture et comme réponse à l’écriture. Bataille sollicite par exemple Brassaï, ou du moins l’envisage-t-il dans une lettre de juillet 1959 :
Dès que ce sera possible, j’irai voir Brassaï qui, me semble-t-il, fait les meilleures photos de demi-nu qui existent. Nous sommes amis depuis longtemps et je chercherai à obtenir de lui le plus que je pourrai.
En dehors des photos de femmes, il a d’admirables photos de graffiti obscènes et, d’après ma dernière conversation avec Pauvert, j’ai l’impression que nous pourrions en envisager la publication. Cela irait certainement avec mon texte [4]
On perçoit un intérêt pour l’univers photographique, une curiosité intellectuelle qualitative. D’ailleurs, le même mois de l’année suivante, il évoque en post-scriptum à nouveau les artistes et les photographies :
Vous devez (…) être en possession des photographies de Pierre Verger, représentant des scènes de sacrifice au Brésil. Je vous les ai prêtées (…) un jour, au café de Flore.
Enfin, une chose très importante : vous auriez intérêt à aller voir de ma part mon ami Brassaï, un des photographes vivants les plus remarquables (un des deux ou trois), qui, de plus, est intéressé, dans une certaine mesure, à ce qui nous intéresse. C’est lui qui est l’auteur de photographies que j’ai remises, en son temps, à Girodias ! notamment des photographies de graffiti. Il doit avoir aussi un cliché du célèbre phallus de Délos (dont je n’ai donné qu’une vue très mal reproduite dans mon Erotisme) [5]
[1] G. Didi-Huberman, La Ressemblance informe, Paris, Editions Macula, 2019, p. 10.
[2] Ibid., p. 79.
[3] G. M. Lo Duca, « Georges Bataille au loin », dans Georges Bataille, Les Larmes d’Eros, Paris, 10/18, 1978, pp. 10-11.
[4] G. Bataille, Œuvres Complètes X, Paris, Gallimard, 1987, p. 717.
[5] Ibid., p. 720.