Si Bataille réaffirme ici son intérêt pour le travail de Brassaï, il précise aussi sa propre pratique. En effet, sans être celui d’un artiste de l’image, l’intérêt de Bataille pour la photographie se tourne également du côté de la pratique puisqu’il a pu prendre au cours de ses voyages une série de clichés qui ont ensuite ouvert à l’écriture. Aussi n’est-il pas anodin de rappeler combien s’élabore, chez lui, une écriture qui prend fréquemment appui sur le visible, sur des images où se joue une forme de reconnaissance, un renversement révélateur : « Ce que le désir ouvre dans les images, ce sont les brusques tensions qui se voient » [6] rappelle Jean-Christophe Bailly. Et un tel propos défini de bien des façons le rapport de Bataille à sa propre iconothèque puisqu’elle vient d’une rencontre avec l’image qui échappe à la forme lisse de la perception du réel, elle happe l’œil, le détourne, oblige à la pose et à une saisie.
Les lettres livrent ainsi de nombreux détails sur le choix des images, sur les liens avec d’autres artistes et la recherche d’une photographie à même de communiquer par elle-même. Bataille se montre très soucieux de l’économie globale de l’ouvrage. Il écrit, en mars 1961 : « Décidément, je n’ai pas fini de vous ennuyer avec le côté illustration ». Puis dans une lettre du mai 1961 :
Le plus ennuyeux, c’est même vraiment impossible la place de Capuletti que vous avez installé au milieu d’horreurs, de supplices qui ne peuvent être interrompus de cette façon. Cela interrompt absolument la logique de ces illustrations. Il faut absolument changer cela. Il me semble d’ailleurs que le Magritte et le Balthus, pourraient de leur côté comporter des erreurs. De toute façon, il faut trouver moyen de placer Capuletti avant la séquence « sacrifice vaudou – supplice chinois – illustrations finales », en tout cas avant la p. 224. Je suis ennuyé d’avoir à exiger quelque chose aussi nettement, je ne le fais, croyez-moi, qu’obligé, absolument [7].
Cette lettre témoigne d’une certaine agitation, perceptible jusque dans la syntaxe : Bataille cherche une valeur d’usage de l’image, l’exercice vise une manifestation nouvelle du dispositif texte-image, en concurrence, peut-être aussi, avec l’usage qu’en ont fait les surréalistes. En tout cas, ces profondes interrogations de l’auteur – désormais entendu comme écrivain et concepteur en ce qu’il parachève l’alliance de l’image et de la rédaction – sont explicitées par Lo Decu qui postule que Bataille, avec cet ouvrage,
avait pu réaliser en quelque sorte le vœu de Valéry pour qui l’image remplace, souvent et avantageusement, la description fallacieuse de l’écrivain. De Gautier d’Agaty, aux planches de Cranach et aux supplices chrétiens ou chinois, l’image disait tout un raccourci pour lequel les mots n’avaient été qu’un garde-fou [8].
L’image dit. Elle dit comme un signe, bien entendu mais est aussi la marque d’une certaine façon de la faillite de l’écriture dont il s’agirait de rendre compte, qu’il s’agirait de pallier ; non pas dans une perspective pessimiste de mort de l’écriture face à l’image mais bien plutôt dans une logique de co-sens, d’un sens où les deux, écriture et image, viendraient parachever sinon surenchérir une signification. Et si l’image brise ce garde-fou c’est qu’elle ouvre à une authenticité bien plus manifeste, qui ravit. De même, l’éditeur des Œuvres Complètes précise que « dans l’édition Pauvert, [celle qui sort en 61], l’iconographie abondante et souvent saisissante scande la lecture. Elle donne aux textes son rythme […] » [9]. Rythme probablement si rondement mené que l’ouvrage sera mis à l’Index par la censure. Il faut toutefois insister sur ce terme : le rythme, en littérature, évoque la musicalité de l’écriture. Elle désigne ici l’ensemble : l’image participe donc d’une forme de rythme, leitmotiv ou refrain, elle occupe une place centrale jusque dans la réception de l’ouvrage comme dans le processus d’écriture. Elle l’augure, pallie ses impossibilités, la complète.
Elle occupe aussi une place sensible dans la vie de l’auteur. Effectivement, lui-même confie, de manière assez troublante, à propos des photographiques qui importent le plus : « Je possède, depuis 1925 un de ces clichés. Il m’a été donné par le Docteur Borel, l’un des premiers psychanalystes français. Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la douleur, à la fois extatique et intolérable » [10]. Elle traverse l’existence, ouvre et ferme l’écriture. Effectivement, Bataille suit une thérapie dans les années 20 avec le docteur Adrien Borel, un des premiers à utiliser en France les méthodes freudiennes. Et de cette thérapie Bataille fera un livre, Histoire de l’œil, première œuvre, dans laquelle on trouve déjà une réflexion sur l’image, celle de l’œil, longuement étudiée par Roland Barthes, appuyée par d’autres photographies que Bataille avait en sa possession. Pourtant, ce n’est pas l’image du supplicié chinois, très tôt en sa possession, qui va occuper ce premier texte de Bataille ; son rapport intime à l’image ne cessera de mûrir. Lui-même évoque sans doute des pistes pour comprendre cette attraction-répulsion qui le lie à la violence de l’image. « Bien plus tard, dit-il, en 1938, un ami m’initia à la pratique du yoga. Ce fut à cette occasion que je discernai, dans la violence de cette image, une valeur infinie de renversement » [11]. Son biographe, Michel Surya, n’évoque pas ces éléments autrement et rattache l’image du renversement violent à l’histoire personnelle de Bataille. « De l’Accroché, du Pendu au bois du supplice, du Crucifié, de la terreur que suscite son atroce représentation dans les églises, de cette terreur à s’agenouiller et trembler, Bataille a gardé, depuis le temps où il fut pieux, le souvenir et, davantage peut-être, le goût » [12]. Et d’ajouter ces précisions :
En 1925, Adrien Borel, lui communiquant un cliché d’un supplice pratiqué en Chine, le supplice des Cents morceaux, substitua à la représentation par nature idéalisante d’un déicide, celle triviale, exemple de tout salut, de l’exécution d’un justificable. Le supplicié est un dénommé Fou Tchou Li, coupable de meurtre sur la personne du prince Ao Han Onon [13] (fig. 1).
Il est en fait découpé vif, et drogué à l’opium afin de ne pas s’endormir mais de sentir entièrement la douleur. On doit les photographies à Louis Carpeaux qui assiste au supplice le 10 avril 1905. Elles sont publiées pour la première fois dans le Traité de psychologie de Georges Dumas, en 1923, qui était chef de laboratoire à la Clinique des maladies mentales de Paris.
Il y a ainsi un double mouvement qui est celui de la réception des images par Bataille, un vécu profondément intime et personnel, auquel s’ajoute le travail de reprise, d’écriture et de réflexion autour d’elles, développé par sa propre édition des photographies au cœur de son travail intellectuel et un travail de commentateur sur une longue période. D’une certaine façon, ce processus semble répondre à la définition de l’imagement que donne Jean-Christophe Bailly : « Ce qu’il cherche à nommer, ce sont les processus par lesquels on passe d’un monde que l’on peut considérer dans sa globalité comme imageable, à ces faits d’images, désirés comme tels, qu’on appelle des images » [14], c’est-à-dire un mouvement de subjectivisation, de saisie d’une singularité du monde à partir duquel un auteur construit ses propres images, notamment une image christique ou extatique chez Bataille, dont l’enracinement a été analysé par Surya.
[6] J.-C. Bailly, L’Imagement, Paris, Seuil, « Fiction & Cie », 2020, p. 189.
[7] G. Bataille, Œuvres Complètes X, Ibid., p. 723.
[8] G. M. Lo Duca, « Georges Bataille au loin », Op. cit., p. 11.
[9] Ibid., p. 716.
[10] G. Bataille, Les Larmes, éd. cit., p. 120.
[11] Ibid.
[12] M. Surya, Georges Bataille, la mort à l’œuvre, Paris, Gallimard, 1992, p. 120.
[13] Ibid.
[14] J.-C. Bailly, L’Imagement, Op. cit., pp. 9-10.