La deuxième phase de la vision relie les images entre elles dans un réseau d’images, de pensées et de sensations. Selon Michel Ledoux, les expériences les plus récentes en neuroscience semblent confirmer cette position. Il explique le fonctionnement du processus de la perception de la manière suivante :
[…] lorsque le nouveau-né ouvre pour la première fois ses yeux, il se trouve en face d’un ensemble de formes et de taches colorées sans signification pour lui. Aucun objet n’est isolé parce que non intégré dans un ensemble d’associations signifiantes. Mais peu à peu et par le jeu de ses expériences successives, tel objet va se trouver lié à d’autres cartes perceptives : cette chaise, par exemple, au geste de s’asseoir, de se reposer ; la table aux aliments qui y seront déposés ou à la feuille de papier sur laquelle on va se mettre à écrire. Lorsque la table et la chaise seront de nouveau aperçues, les associations réentrantes les isoleront dans l’ensemble du champ visuel, elles deviendront des objets et s’enrichiront d’un certain nombre de significations qu’un mot plus tard rassemblera [31].
La vision est ainsi un processus actif qui déclenche non seulement des images mentales, mais également d’autres sensations haptiques, gustatives, olfactives, auditives. Il s’ensuit que les images et les mots entretiennent dans la langue des liens beaucoup plus complexes qu’un simple rapport référentiel. L’unité mot-objet se transforme continuellement au fil de nos expériences et des réseaux de significations que nous créons, réseaux dont les éléments ne s’activent pas nécessairement et toujours de la même manière quand l’objet entre dans le champ de notre vision. Lorand Gaspar fait allusion à la relation que les mots et les images entretiennent avec la réalité :
Mots et images,
Idées de mots et d’images,
Se composent, s’articulent, se dénouent,
Molécules vivantes de la vie
Réseau mobile de cris, lueurs,
De nœuds d’énergie
D’un flux continu
Que ne peuvent figurer les images
Que ne peut imaginer le cerveau
Ni même la vitesse des rayons
Croisés de milliards de neurones
Ou les lavis de vols d’hirondelles
Pourtant, quelque part
C’est la même chose – [32]
Gaspar recourt donc à la physique de la lumière et à la neuroscience pour souligner la distance entre la réalité et la vision de l’objet. L’œil est semblable à la caverne de Platon, parce qu’il capte un monde qui « est très loin de ce qu’est cette "réalité" infiniment complexe » [33] ; mais Gaspar ne fait pas pour autant allusion à un monde idéal, dont l’ombre ou le reflet perçu ne serait qu’une copie imparfaite. Entre « l’ombre de la caverne » et le monde qui s’y reflète il se trouve bien une analogie grâce à l’unité profonde de la nature dans ses modulations infinies.
Ombres charnelles dans la forêt dépouillée des fûts,
dans le trou humide de la caverne oculaire [34].
Une analogie non pas dans les apparences, mais dans la structure, le mouvement, dans la matière et la pensée :
C’est en vain que nous accusons de tromperie les apparences. Ce travail de nos yeux, de nos doigts, de nos cerveaux, de notre pensée qui produit l’univers des images et des idées, des plus simples aux plus chimériques, aux plus anti-images, est lié à des mouvements en nous qui existent réellement. Fragments et mélanges de fragments d’une vérité ou d’une réalité inaccessibles [35].
L’accent est ainsi mis sur la relativité de nos sens, leur aptitude à confondre les apparences avec la réalité. « Le monde que construisent mes sens, mon cerveau et mon intelligence, est relatif à nos sens, à cette intelligence et aux connaissances limitées d’une époque historique » [36]. L’objectif de la photographie est alors de communiquer « les images captées par le cerveau et les techniques photographiques... que ce même cerveau a inventées », des images qui naissent de « la rencontre des "choses" et d’une lumière » [37] dans une unité soudain retrouvée. La représentation poétique s’articulera également autour de la recherche de cette unité, au-delà des apparences, au-delà d’un rapport référentiel et d’un sens intelligible, où le sensible se forme à l’état naissant comme le nomme Charline Lambert [38].
Selon Maxime del Fiol la création poétique peut se rêver chez Lorand Gaspar comme un effacement de la médiation représentative :
Le poème se donnerait à lire comme l’inscription immédiate et vivante du monde sur la page, comme la page vivante du monde, dans une transparence en mouvement entre le monde, le sujet et le langage : ainsi la poésie, « devenir nu du vivant » [39], figurerait moins le monde qu’elle n’en serait la figure même [40].
Cet effacement de la médiation représentative, selon l’analyse de Fiol, passe par le sens sensible plutôt que le sens intelligible. Au déploiement du sens sensible participent la musicalité du poème, le rythme, le devenir visuel du poème avec l’accentuation des blancs ou la disposition des vers dans les idéogrammes, mais également les images mentales que suscite le poème chez les lecteurs. L’apparition des images mentales, suivant les réflexions de Fiol, préserve « la fluidité et la vérité référentielle du flux imaginal perceptif en réglant l’organisation des images du poème sur l’enchaînement des images perçues » [41] ; l’enchaînement se fait par juxtaposition, superposition et contiguïté qui caractérisent l’exercice réel du regard et qui « entraîne[nt] irrémédiablement les images dans le mouvement du monde » [42]. Le sens littéral des images poétiques convoque « un sens métaphorique incertain, flottant, et qui porte en lui l’instabilité dynamique d’une orientation » [43].
Nous citons un poème de Patmos (que Fiol cite également mais sans l’analyser en détail) pour donner un exemple de ce retardement de sens ou de cette vision en mouvance qui peut faire penser à un film d’animation de sable.
Dans la ruelle pavée de mer
trois vieilles vêtues de noir
éclairées du blanc d’un mur
accueillent la nuit [44]
Dans cette strophe nous retrouvons essentiellement des images référentielles, chaque vers offre une image transformée à son tour par l’image du vers suivant, jusqu’à devenir pour ainsi dire son négatif. Il y a bien un mouvement « visuel » à l’intérieur du poème, un changement de ton dans les couleurs : de la ruelle paisible baignée par le bleu de la mer du premier vers on passe à la suppression des couleurs par l’évocation des vieilles femmes vêtues de noir, sublimé ensuite dans le blanc du mur, lequel devient à son tour un blanc relatif, une lueur à peine perceptible, apaisée par le noir qui l’entoure.
[31] M. Ledoux, « La création, de Spinoza aux neurosciences », dans Europe, n° 918, octobre 2005, p. 127.
[32] L. Gaspar, Approche de la parole, Op. cit, p. 196.
[33] G. Monti, « Entretien sur la photographie », art. cit., p. 160.
[34] L. Gaspar, Egée suivi de Judée, Paris, Gallimard, 1982, p. 33.
[35] L. Gaspar, Feuilles d’observation, Op. cit.,p. 24.
[36] G. Monti, « Entretien sur la photographie », art. cit., p. 160.
[37] Ibid.
[38] Ch. Lambert, « Le sensible à l’état naissant : Patmos et autres poèmes de Lorand Gaspar », dans Lettres Romanes, « De l’esthésiologie. La réappropriation du sensible et du sensoriel dans la littérature des XXe et XXIe siècles », t. 72, n° 3-4, 2018, pp. 283-296.
[39] Cité par Maxime del Fiol dans L. Gaspar, Sentes, Tunis, Société tunisienne des arts graphiques, 1979, p. 23.
[40] M. Del Fiol, « Sens vivant de l’image », dans Un Poète près de la mer, Op. cit., p. 84.
[41] Ibid. p. 99.
[42] Ibid.
[43] Ibid., p. 100.
[44] L. Gaspar, Patmos et autres poèmes, Paris, Gallimard, 2001, p. 9.