Résumé
Les photos de Lorand Gaspar sont principalement des images prises lors de voyages et elles témoignent de la rencontre du poète avec la beauté qui envahit le corps dans un moment sublime. La vision haptique intervient déjà au niveau de la genèse de l’œuvre, le regard scrute en tâtonnant le paysage et la poésie gasparienne retranscrit cette quête de la clarté dans le mouvement de l’expérience sensible. La vision et l’ouïe sont les plus fréquemment mobilisés mais le touché, le gout et l’odorat sont également interpelés dans les poèmes. Le flux des vers déplace constamment le sens des images poétiques pour retranscrire l’épreuve de la genèse et « l’étonnant silence de l’incommencé ». Les photographies, ancrages spatio-temporelles et matérielles donnent corps et forme à la poésie, elles communiquent une vision haptique qui exprime une sensation avant même de signifier. Toutefois au-delà d’une monstration, des équivalences photo-poétiques, l’exercice du photographe cadrant, isolant et fixant son sujet nourrit le travail artisanal du poète et approfondit son approche philosophique et scientifique.
Mots-clés : Lorand Gaspar, photographie, photopoésie, vision haptique, vision optique
Abstract
Lorand Gaspar’s photographs are mainly images taken during his travels that testify to the poet’s encounter with the beauty that invades the body in a sublime moment. The haptic vision already intervenes at the level of the genesis of the work, the gaze scrutinizes the landscape exploring it as a groping touch, and Gaspar’s poetry transcribes this quest for clarity in the movement of the sensitive experience. Vision and sound are the most frequently used, but touch, taste and smell are also evoked in the poems. The flow of verses constantly shifts the meaning of the poetic images to transcribe the event of genesis and "the astonishing silence of the uninitiated". The photographs as spatio-temporal and material anchors give body and form to Lorand Gaspar’s poetry, they communicate a haptic vision which expresses a sensation even before signifying. However, beyond a monstration, photo-poetic equivalences, the exercise of the photographer framing, isolating and fixing his subject nourishes the artisanal work of the poet and deepens his philosophical and scientific approach.
Keywords: Lorand Gaspar, photography, photo-poetry, haptic vision, optic vision
Lorand Gaspar est poète, photographe, traducteur de poètes hongrois et grecs, rédacteur du journal tunisien Alif, mais il est avant tout médecin chirurgien. Ses vastes centres d’intérêt recouvrent l’archéologie, les neurosciences, la peinture, le collage, la calligraphie chinoise, la musique, l’ornithologie et sa curiosité universelle ; ils font de lui, selon Philippe Rebeyrol [1], un nouvel Erasme, qui ne sait pas tout mais désirerait tout savoir. Lorand Gaspar a publié deux livres hybrides aux éditions Le Temps qu’il fait où figurent ses propres textes et ses photographies : Carnet de Patmos (1991) et Carnets de Jérusalem (1997). Ses photos ont fait l’objet de plusieurs expositions [2], ainsi que des parutions dans des actes de colloque et dans diverses revues [3]. Lorand Gaspar a de même publié un livre en collaboration avec James Sacré [4]. Dans ce livre, le texte poétique de Sacré accompagne les photographies de Lorand Gaspar. Dans plusieurs livres de Gaspar, nous trouvons des images d’autres artistes plasticiens qui accompagnent ses poèmes ou les illustrent, ce qui dévoile les liens multiples qui rapprochent son œuvre aux images. Les liens iconographiques et textuels débordent l’espace livresque, mais même à l’intérieur d’un livre, les photos gardent une certaine autonomie par rapport à l’écrit (elles sont placées sur une page blanche, pour ainsi dire hors-texte et sans pagination). Il ne s’agit jamais d’une illustration littérale, mais les textes, les poèmes et photographies témoignent d’un univers commun dont je tâcherai de montrer les différents facettes liées à l’hapticité.
Les photos de Lorand Gaspar sont principalement des images prises lors de voyages : photos du désert de Judée, de Jérusalem, de Patmos en Grèce, des Etats-Unis (Holbrook), de l’Inde. Les titres mêmes de certains recueils de poèmes – Egée/Judée, Patmos – renvoient à des lieux concrets et soulignent l’importance de l’expérience personnelle, la rencontre du poète avec un espace réel. La « vision haptique » intervient déjà au niveau de la genèse de l’œuvre, car les lieux visités témoignent de « la réalité vivante d’un présent multiple et complexe » [5]. Les lieux concrets deviennent les points d’ancrage des poèmes et, dans de nombreux poèmes, nous retrouvons le nom des lieux (villes, montagnes, déserts) [6].
Le caractère autobiographique des photographies de Gaspar semble se renforcer dans Carnet de Patmos [7] et Carnets de Jérusalem [8], textes accompagnés de ses clichés. Le titre « Carnet » signale sa source autobiographique, néanmoins ce ne sont pas des ouvrages simplement autobiographiques, mais des œuvres hybrides où alternent récit de voyage et essais scientifiques (réflexion sur l’histoire de la Judée, sur l’archéologie, sur la philosophie). Le texte mélange également plusieurs registres de langue car on y trouve de la poésie en prose, du langage scientifique tout comme du langage familier, par endroit accompagné de citations bibliques ou scientifiques [9].
Cependant, ni les textes ni les photos de Gaspar ne visent à rendre des impressions momentanées ou à capter des souvenirs malgré leur connotation autobiographique. Il s’agit plutôt d’une quête de l’éternel. Lors d’un entretien sur la photographie avec Georges Monti, Gaspar avoue :
curieusement, je n’ai jamais eu d’attirance pour les photos souvenir, qu’il s’agisse de paysages ou de personnes. Mon cerveau visuel aimait déjà faire des « cadrages » correspondant à des compositions d’ombres et de lumières, de formes et de mouvement [10].
Véronique Montémont dans son analyse de la genèse des Carnets de Patmos soutient que les poèmes et les photographies sont de nature autobiographique dans la mesure où ils veulent faire « partager une beauté dont l’expérience a bouleversé celui qui l’a faite » [11] :
[...] le discours autobiographique esquive à la fois la relation circonstanciée des actes accomplis et la visée purement introspective, pour se tourner vers une description dynamique de la manière dont le sujet percevant est touché, en bien ou en mal, par le monde sensible. Il en ressort l’expression, on ne peut plus intime, d’un amour immense pour les paysages traversés, d’une tendresse pour certains des êtres croisés, et c’est en cela que la photographie se coule dans le dessein autobiographique [12].
Et, pourrait-on ajouter, c’est en cela que la vision des lieux spécifiques, des lieux habités sont investis d’un regard tâtonnant, d’une recherche de compréhension, d’une vision haptique.
[1] Ph. Rebeyrol, « Lorand et Spinoza », dans Lorand Gaspar, sous la direction de D. Lançon, Cognac, Le Temps qu’il fait/Cahier seize, 2004, p. 209.
[2] Entre autres une exposition à Marseille (Lorand Gaspar, Espaces ; Catalogue de l’exposition à la BM de Marseille, décembre 1984 – janvier 1985) et une exposition au Musée Nicéphore Niépce (Lorand Gaspar, Châlons-sur-Saône, Musée Nicéphore Niépce, 1989).
[3] Une bibliographie très détaillée établie par Daniel Lançon se trouve à la fin des actes dans Lorand Gaspar, Op. cit., pp. 356-412.
[4] J. Sacré, Mouvementé de mots et de couleurs, Cognac, Le Temps qu’il fait, 2003.
[5] L. Gaspar, Sol absolu et autres textes, Paris, Gallimard, 1982, p. 13.
[6] Maxime del Fiol, dans les actes du colloque sur Lorand Gaspar organisé en Tunisie, attire l’attention dans la présentation sur l’importance des lieux auxquels se réfère le poète (soulignant ainsi l’importance du fait que le colloque soit organisé à Tunis, proche de Sidi-bou-Saïd, du lieu où a habité pendant un certain temps l’auteur). Il ajoute qu’« il resterait à préciser le rapport exact qui s’établit, chez Lorand Gaspar, entre l’œuvre et la diversité des lieux parcourus (…) et des lieux habités » (M. Del Fiol, « Présentation », dans Un Poète près de la mer, textes réunis par M. Del Fiol et M. Khémiri, Tunis, Sud, 2004, p. 14.
[7] L. Gaspar, Carnet de Patmos (Textes et photographies), Cognac, Le Temps qu’il fait, 1991.
[8] L. Gaspar, Carnets de Jérusalem (Textes et photographies), Cognac, Le Temps qu’il fait, 1997.
[9] Selon Samia Kassab-Charfi, dont l’analyse s’appuie sur le recueil Judée, les différents registres utilisés apparentent le poème en prose à un scénario, qui « ouvre » le poème en le fragilisant en même temps qu’en l’inscrivant dans un prolongement, une non-finitude qui crée par la figure du paradoxe un équilibre dialectique (S. Kassab-Charfi, « A l’ombre d’une si calme catastrophe ou l’écriture du paradoxe dans Judée de Lorand Gaspar », dans Un poète près de la mer, Op. cit., p. 105-122).
[10] G. Monti, « Entretien sur la photographie », dans Lorand Gaspar, Op. cit., p. 159.
[11] V. Montémont, « Lorand Gaspar : genèse des Carnets de Patmos » (en ligne. Consulté le 12 mars 2023). Il s’agit d’un dossier appelé Carnets de Patmos qui contient plusieurs archives et dactylogrammes relatifs à différents ouvrages : Carnet de Patmos ; Egée/Judée ; Feuilles d’observation, manuscrits qui conservent « plusieurs strates d’écriture, qui se sont étagées sur une période de vingt à trente ans ».
[12] Ibid.