Travelling heurté : de la manipulation des
images dans Neige noire d’Hubert Aquin

- Laurence Olivier
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En voici quelques exemples : « Les plans de Linda se multiplient selon une multitude d’angles et à vitesse toujours croissante » [15] ; « L’image se fige » [16] ; « Sur ces plans qui se succèdent, reprennent et finissent par empiéter les uns sur les autres, la voix de Linda, cette fois, reprend le poème d’Hamlet » [17]. Les indications décrivent, selon le cas, la vitesse d’enchaînement des plans, qu’on imagine donc très courts, la fixité d’une image – qui est aussi un effet de montage – ou la répétition et la superposition des images. Or, il faut imaginer que tous ces effets sont créés sur pellicule filmique, et non numériquement : nous sommes en 1974.

 

Les images que l’on touche : matérialité filmique du montage

 

La rencontre entre texte et image dans Neige noire s’opère, il faut le noter, à une époque où la réalisation d’images cinématographiques sur le plan technique demeure un travail complexe et lourd ou, en tous cas, un travail qui freine les expérimentations narratives et formelles. Les œuvres du cinéma expérimental sont souvent non-narratives et plus courtes notamment, mais non exclusivement, à cause de la lourdeur même de l’expérimentation [18].

Un simple fondu au noir demande un travail considérable sur la tireuse optique, appareil de trucage qui permet de « re-photographier » les photogrammes et ainsi de ralentir les images, les accélérer, les dupliquer, les superposer, etc. Une image fixe, par exemple, exige que le même photogramme soit copié sur la longueur de la pellicule qui correspond à la longueur du plan désirée. Les surimpressions ou les fondus enchaînés, souvent évoqués par Aquin, sont créés par la superposition en transparence de différents photogrammes. Bref, ces opérations somme toute courantes à l’étape du montage exigent une attentive manipulation de la pellicule. Cette physicalité du matériau, cette manipulation nécessaire à la création des effets de montage ajoute une teneur expérientielle, physique, à certaines scènes. Il est intéressant de noter que les effets de fixité ou de surimpression, d’ailleurs, soulignent en eux-mêmes la matérialité des images : en montrant deux images à la fois, ou en figeant une image, on révèle évidemment leur caractère pictural.

Les moments où ces indications deviennent les plus intéressantes sont ceux qui décrivent des techniques complexes, inusitées, voire fantasmées, du montage sur pellicule; des effets qui, sans nécessairement dépasser les possibilités techniques des années 1970 (il est utile de se rappeler que les effets spéciaux du premier Star Wars ont été créés en 1977 à l’aide d’une tireuse optique complexe), combinent plusieurs techniques complexes et rêvent, en quelque sorte, des possibilités du cinéma expérimental :

 

Gros plan sur Nicolas. Couché sur le dos, il fixe le plafond. En surimpression sur ses yeux apparaît Eva Vos qui marche allègrement dans Lille Grensen. Comme elle se rapproche de la caméra, des pulsations stroboscopiques agitent l’image, la déforment et lui inculquent une cadence obsédante. Trame sonore : la respiration plus profonde de Nicolas. Les pulsations optiques font comme si Eva Vos s’éloignait et se rapprochait de la caméra de façon spasmodique. Puis son image disparaît soudainement, faisant place au visage de Nicolas dont elle avait émané [19].

 

Sont combinés ici des effets spéciaux divers. Si, au premier abord, l’effet de surimpression est évident, les autres – ces pulsations, ces déformations, ces spasmes – demandent un effort d’interprétation certain : ils ne sont pas immédiatement traduisibles en images mentales. Les pulsations sont-elles créées par une variation dans l’exposition de la pellicule ? Est-ce un simple zoom pulsé ? On dirait, que l’image d’Eva, dans ce cas, est elle-même représentée dans sa matérialité, sur pellicule, et que c’est le matériau lui-même qui se déforme, comme lorsque la chaleur du projecteur déforme l’acétate, le fait fondre, le brûle.

Ce qui est certain, c’est que Neige noire montre comment ces effets peuvent être simples à réaliser par l’écriture qui, contrairement au travail sur tireuse optique, est fluide et souple. La lourdeur du médium est allégée par l’écriture, qui se permet toutes les expérimentations, aussi complexes soient-elles. Ce qui est présenté par le roman relève, pourrait-on dire, d’images mentales d’images cinématographiques, c’est-à-dire que ces images relèveraient non pas du cinéma de l’époque, mais d’un cinéma rêvé.

C’est aussi cette hybridation entre images en mouvement et texte qui amène des trouvailles lexicales de la part d’Aquin, tel que « travelling heurté », « flashes heurtés » ou « plan condensé ». Si ces termes ne renvoient pas à de véritables techniques cinématographiques, ils sont efficaces cependant à la fois dans leur charge évocatrice et dans la condensation qu’ils permettent, en eux-mêmes, entre cinéma et littérature.

 

Nous conclurons notre propos par une note sur l’intermédialité et, plus spécifiquement, sur la remédiation [20], c’est-à-dire la reprise d’un média, entendu dans son sens large, par un autre. Si la remédiation est une notion pertinente pour parler du mouvement à l’œuvre entre les images et le texte dans Neige noire, on doit cependant noter que ce n’est pas une remédiation simple d’un objet fini (par exemple, un roman) par un autre média (par exemple, un film), ni même l’inverse (le livre du film, comme dans le cas d’une novélisation) ; Neige noire est plutôt une remédiation en puissance, en train de se faire, où un film virtuel est représenté par un roman qui se prend pour un scénario, et qui, au niveau diégétique, est en train de s’écrire et en train d’être filmé et en train d’être monté et en train d’être projeté et en train d’être vu au moment même où nous le lisons. Cet espace intermédial, cet entre-deux où le texte se confronte à l’image crée une tension permanente sur le sens, puisque cet espace reste toujours ambigu, instable, inachevable, bref, en devenir. Cette instabilité de l’œuvre permet une multiplicité d’expériences de lecture qui, au-delà des images mentales, propose aussi une expérience de l’espace et une pensée de la matérialité filmique.

 

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[15] Ibid., p. 21. Nous soulignons.
[16] Ibid., p. 20. Nous soulignons.
[17] Ibid., p. 18. Nous soulignons.
[18] Les œuvres cinématographiques scénarisées, réalisées ou produites par Aquin lui-même, peu audacieuses sur le plan formel, sont une bonne illustration de la façon dont le processus peut entraver les rêves d’expérimentation.
[19] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., pp. 91-92. Nous soulignons.
[20] Voir J. D. Bolter et R. Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge: MIT Press, 1999 (en ligne. Consulté le 3 mars 2023).