[9] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 51.
[10] Ibid., p. 65. Nous soulignons.
Travelling heurté : de la manipulation des
images dans Neige noire d’Hubert Aquin
- Laurence Olivier
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Présentation du roman
L’histoire de Neige noire se prête bien à se faire un lieu de confluence et d’hybridation médiatique. Nicolas, personnage principal, est un acteur qui décide d’arrêter de jouer pour devenir scénariste et réalisateur. Son plus récent rôle est celui de Fortinbras, personnage de la pièce Hamlet de Shakespeare, qu’il joue dans une adaptation destinée à la télévision, et dont on « voit » des extraits dans le roman (autant des scènes de répétition que sa transmission par le petit écran). La particularité de Neige noire réside dans le fait que, au fur et à mesure que nous lisons, le roman-scénario s’avère être écrit par Nicolas lui-même, et constitue la mise en texte et la mise en images de sa propre vie. L’histoire lue serait donc en train d’être écrite et/ou filmée par Nicolas. Paraissent déjà ici la densité des enjeux intermédiatiques : le théâtre, la télévision, l’écriture, le scénario et le cinéma sont tous représentés par le roman, grâce à ce que concentre Nicolas en tant que personnage, acteur, scénariste, réalisateur. A cela il faut ajouter la question de la réception : cette histoire écrite et filmée par Nicolas est également lue par le lecteur et regardée par un spectateur, puisque le film semble parfois être en cours de projection plutôt qu’en cours d’écriture. Bref, le statut lui-même de ce texte est mouvant : il passe de description d’une projection à partition de tournage ou de montage.
Une réception cinématographique
Pour en arriver à une expérience de lecture qui dépasse la visualisation, Neige noire installe, dès ses premières lignes, une réception de type cinématographique. C’est graphiquement d’abord, par sa mise en page calquée sur celle d’un scénario, que le roman prépare cette réception. Le corps du texte consiste en une description de l’action ou des effets visuels, alors que les répliques des personnages sont précédées de leur nom.
Cette mise en forme scénaristique est rapidement doublée du recours insistant à des termes techniques, lesquels informent sur la valeur de plan (« gros plan », « medium shot », « plan américain »), sur la position de la caméra (« plongée », « contre-plongée »), sur les mouvements de caméra (« plan fixe », « plan mobile », « La caméra s’éloigne en s’élevant sur un crab-dolly. Travelling jusqu’à la sortie de l’aérogare » [9]), même sur les choix ou les effets de lentilles, qu’ils soient explicites (« zoom », « lentille œil-de-poisson ») ou implicites, suggérés par la profondeur de champ, comme dans cet exemple plus long :
Le bateau s’éloigne rapidement de Tromsø qui se réduit à un cordon de lumières qui démarque l’eau des montagnes qu’on croirait entassées sur l’île même de Troms, tant la perspective éloignée rapproche des points bien décalés dans la réalité en un seul plan condensé [10].
Ce dernier exemple n’est pas aussi transparent, aussi immédiat que les autres, mais, pour qui est familier de la photographie, la notion de profondeur de champ permet de comprendre comment tous les objets sont ici ramenés sur un même plan.
Il est intéressant de noter que ces termes relèvent habituellement moins du scénario que de ce qu’on appelle le découpage technique, qui est une étape qui suit le scénario et qui précède le tournage. Neige noire est donc hybride non seulement dans l’intégration par le roman des codes du cinéma, mais également hybride dans la fluctuation de sa relation avec les images en mouvement. Bref, le recours à cette terminologie, appuyée par la mise en page, prépare à une lecture qui sollicitera le sens de la vue ou, plus spécifiquement, qui demandera un exercice de visualisation.
Une expérience de l’espace
Au-delà des images mentales, Neige noire permet également une expérience de l’espace. La teneur cinématographique du roman, certes hautement visuelle, dépasse les considérations strictement optiques. A cause de la temporalité ambiguë et fluide du texte par rapport aux images en mouvement, on ne fait pas que « voir » le film. Alors qu’on lit parfois le scénario d’un film à faire ou la description de la projection d’un film fini, on se retrouve aussi à même le tournage d’un film en train de se faire. Dans ce dernier cas, Neige noire convie le lecteur à voir avec le cinéaste, derrière la caméra. Le lecteur se trouve alors plongé, spatialement et expérientiellement, dans les scènes. Autrement dit, en plus de susciter des images mentales cinématographiques, Neige noire propose une expérience mentale de l’espace.
En effet, Neige noire permet une lecture expérientielle qui nous place successivement dans des rôles immersifs : celui, tel que précédemment décrit, du spectateur qui assiste à la projection mentale du film décrit par le roman-scénario ; et celui, moins évident d’emblée, de l’opérateur de la caméra (rôle que nous développerons dans quelques instants) ; et, finalement, celui du monteur (dont il sera question plus tard).
Ainsi, les passages « narratifs » de Neige noire – c’est-à-dire hors des répliques des personnages – ne se contentent pas de décrire l’action : ils évoquent le tournage lui-même, ses mécaniques, ses objets, ses artifices. De cette façon, le lecteur quitte son statut de spectateur du film imaginaire : il se retrouve plongé dans un tournage, derrière la caméra, à la place du directeur photo ou de l’opérateur de la caméra.
[9] H. Aquin, Neige noire, Op. cit., p. 51.
[10] Ibid., p. 65. Nous soulignons.