Hubert Aquin est un écrivain et figure politique qui a marqué le Québec des années 1960 et 1970. Si on le connaît à travers la francophonie, c’est généralement pour son premier roman, Prochain épisode [1]. Peu se rappellent que Aquin a tenu, en parallèle de sa pratique d’écrivain, une carrière médiatique : scénariste et réalisateur, il a beaucoup écrit pour la radio et également pour la télévision, et a signé des films documentaires. L’importance de cette production est souvent négligée alors que, en volume, la majorité de l’écriture d’Aquin ne se destinait pas à la forme écrite en tant que fin ; ses cinq romans et ses collections d’essais se trouvent largement dépassés par le nombre de ses scénarios, adaptations, téléthéâtres et radiothéâtres. Ces textes sont d’ailleurs, depuis quelques années, mis en valeur et réhabilités au sein de l’œuvre d’Aquin grâce à la publication d’éditions critiques et de collections [2].

Cette connaissance qu’a Aquin de la scénarisation et du travail des images est manifeste dans Neige noire [3], un roman hybride qui fait des images son enjeu central. Le roman puise dans les pratiques multiples d’Hubert Aquin en empruntant un certain langage aux codes du cinéma, et plus spécifiquement à ceux du scénario, du découpage technique et du montage. Pour créer ses effets, ce dispositif cinématographique s’appuie sur l’évocation du support filmique physique, soit la pellicule, et sur la manipulation de celui-ci. Dans les moments les plus expérimentaux de Neige noire, les images cinématographiques ne sont plus seulement imaginées, mais touchées, manipulées, truquées.

Nous avons exposé, dans le cadre d’une communication précédente [4], la tension intermédiale qui est à l’œuvre dans ce roman, reconnu à la fois pour ses emprunts aux codes du scénario et pour la transgression de ceux-ci. La critique aquinienne, à de rares exceptions près [5], a présenté le texte comme faisant échec aux images : inadaptable à cause de sa profusion narrative [6], ce roman démontrerait la primauté de l’écrit sur le filmique [7] et son faux-semblant cinématographique ne serait qu’un trompe-l’œil [8]. Plutôt que d’ajouter à cette idée de l’impuissance des images en mouvement, notre argumentaire montrait au contraire comment le texte peut se présenter comme une véritable invitation à la remédiation, une invitation à la transposition du roman en images.

Mais nous nous aventurerons maintenant au-delà des images mentales. Nous verrons que Neige noire propose une réception sensorielle qui dépasse la question de l’optique, ou sa teneur purement visuelle, et ce, de deux manières qui opèrent sur des plans assez distincts. Premièrement, nous montrerons que le dispositif cinématographique permet, en plus de la visualisation, d’accéder à une perception spatiale immersive. Deuxièmement, nous décrirons comment l’évocation de la matérialité du support filmique et de sa manipulation, spécifiquement dans des références à des effets de montage, donne à penser des images devenues matérielles, touchées, manipulées, modifiées, suggérant même les potentialités du cinéma d’avant-garde.