Le poème planche-contact

- Jan Baetens
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Il n’est pas difficile de reconnaître ici le savoir commun sur le peintre, représentant flamand bien connu du fauvisme, mort jeune et célèbre pour les portraits de sa femme Nel (et aussi de son autoportrait au cache-œil) : la couleur, les natures mortes, la joie de vivre, l’amour fou de Nel, puis la maladie, l’opération qui le laisse borgne, la mort prématurée. Or le sens du texte de Philippe Jones, parfaite synthèse de la vie et de l’art de Wouters, ne s’arrête pas là. Le mot-clé du poème est l’adverbe « encore », et son contraste avec la rigidité impliquée dans le lexème « murs », c’est-à-dire le pouvoir de l’art de communiquer des émotions après la disparition de l’artiste, dans la rencontre toujours renouvelée et jubilatoire de l’œuvre et de son spectateur.

Il en va de même des quatrains en vers libres qui complètent ou prolongent la mention des éléments de l’atelier ou de l’œuvre achevée, du « signe » de Villon au « modèle » d’Ubac en passant par la tache de Hartung. Dans chacun de ces très courts poèmes, Philippe Jones ne répète jamais le mot du titre. Ce faisant, le poète joue sur deux tableaux et remporte une double mise. D’une part, ces textes parviennent à dire l’essence des objets présentés ; d’autre part, ils essaiment sur tout le livre pour s’attacher non moins au travail et à l’œuvre d’autres artistes. Jaillir saisir dépasse ainsi le couplage exclusif de tel ou tel peintre ou graveur et de telle ou telle forme plastique. La « table » pouvait encore laisser entendre qu’il existerait comme un esprit de famille ou une affinité particulière entre, par exemple, Max Ernst et la « ligne », Kurt Schwitters et l’« objet », Brancusi et le « métal », etc. Tout cela n’est pas faux – et il convient de répéter que la « justesse » fait partie de la poétique de l’écrivain, dont la critique se veut personnelle mais avant tout précise, au service d’une meilleure connaissance et compréhension des œuvres et des artistes. Cependant, la stricte identification d’un certain aspect technique à un certain créateur ne résiste pas à la lecture : tous les noms – c’est-à-dire les choses qu’ils désignent – s’allient virtuellement avec tous les noms propres, et inversement. Quant aux objets et formes sélectionnés, ils sont sans exception très génériques, de sorte que les observations portant, par exemple, sur la ligne, l’image ou le modèle (les trois derniers exemples de la série des quatrains), ne servent pas uniquement à parler de Max Ernst, Jean Deyrolle ou Raoul Ubac, mais étayent également l’interprétation des autres créateurs.

Si on revient ainsi sur « Saluer Rik Wouters », le mécanisme de cette expansion se fait tout de suite lisible. Le complément en vers libres du poème en prose porte sur « la toile » et l’enseignement de Philippe Jones excède largement le seul domaine du support de la peinture fauve :

 

La toile
Elle se laisse farder
pour être le reflet d’un autre
ou la divise de caresses
puis elle ne se reconnaît plus

 

Ce texte parle indéniablement de la toile, mais la description peut valoir aussi pour d’autres unités de la série des quatrains – et, partant, pour le travail d’autres artistes, y compris bien entendu Philippe Jones lui-même. Transport d’autant plus facile que les poèmes en prose recourent fréquemment au vocabulaire des quatrains, tout en évitant d’utiliser eux aussi le substantif qui sert de titre à ces derniers : le poème en prose sur Wouters ne mentionne pas le nom du peintre, ni du reste le mot « toile », mais il accueille goulûment un mot tel que « couleur », qu’on va retrouver à propos de Matisse.

Cette contrainte – une manière de lipogramme lexical – est suivie de façon on ne peut plus scrupuleuse, dans les quatrains comme dans les poèmes en prose : ici, le poète omet dans son texte à la fois le nom propre du titre et le mot-titre du poème suivant, mais il n’hésite pas à utiliser un matériau lexical qui renvoie à la série des quatrains ; là, il fait l’impasse sur le substantif mis en épingle par le titre, tout en rédigeant le texte de telle manière que la description de tel aspect matériel peut s’appliquer aussi à d’autres éléments. On a déjà noté que le poème en prose sur Wouters ne comporte aucune occurrence du mot « toile », alors que c’est bien de cela, le travail du peintre sur la toile et le travail de la toile sur nous, spectateurs, qu’il s’agit. De la même manière, on cherchera en vain le mot « signe » dans le texte sur Villon, le mot « objet » dans le texte sur Schwitters, le mot « métal » dans le texte sur Brancusi, et ainsi de suite.

De cette façon, les quatrains du recueil, mais aussi les poèmes en prose subissent-ils une métamorphose radicale. Les uns comme les autres se transforment en ludions textuels, que le curseur de la lecture peut faire glisser pour les accoler au portrait d’autres artistes ou encore au rappel des outils et des supports. Et il n’est dès lors pas totalement fou d’aborder Jaillir saisir comme un exemple de variation « fixe » sur la combinatoire mobile des Cent mille milliards de poèmes de Raymond Queneau [5].

 

En guise de conclusion

 

Jaillir saisir est un recueil qu’on aurait tort de classer dans la seule catégorie de la poésie ekphrastique. Certes, Philippe Jones décrit admirablement et le travail de l’artiste et le résultat final et l’impression sur le spectateur, selon l’éventail des possibles qui définit aujourd’hui le champ de la peinture par les mots [6]. Mais la combinaison avec l’empreinte de Raoul Ubac, puis le montage des textes et de l’image, enfin le dispositif très mobile du livre où toutes les parties se mettent à circuler et à se frotter les unes aux autres, ajoute une autre dimension à l’entreprise poétique : celle de la matérialité de la création, ce jaillissement de la pensée saisie par la matière de la toile et de la peinture, de l’encre et du papier. Le livre de Philippe Jones ne se contente pas de reproduire une empreinte. Il se fait lui-même empreinte, d’un texte aussi bien que d’une image.

 

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[5] Paris, Gallimard, 1960.
[6] La meilleure synthèse du genre ekphratique, « d’Homère à John Ashbery », est donnée par J. Heffernan, Museum of Words, Chicago, University of Chicago Press, 1993.