Le poème planche-contact

- Jan Baetens
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Fig. 1. R. Ubac, « empreinte »
sans titre, 1971

Fig. 2. « Table », p. 61

L’image faisant signe au texte

 

Dans Jaillir saisir, l’« ornement » est donc de la main de l’artiste belge Raoul Ubac (1910-1985), bien connu pour ses contributions à la photographie surréaliste (on lui doit notamment la mise au point du procédé de solarisation) mais qui abandonne la photographie après la Seconde Guerre Mondiale pour se tourner vers l’abstraction et des techniques plus élémentaires. Au moment de la publication de Jaillir saisir, il explore surtout la gravure, souvent en vue d’illustrations de livres. L’image qu’il propose au volume de Philippe Jones relève de cette recherche, dont les matériaux privilégiés sont le bois, le schiste ou encore l’ardoise.

Le nom de l’artiste (né Rudolf Gustav Maria Ernst Ubach) est tout sauf un détail. « Ubac », mot qui désigne les versants d'une vallée de montagne qui bénéficient de la plus courte exposition au soleil, a partie liée avec le noir et les ténèbres. Face opposée de l’adret, l’ubac introduit la géographie contrastée du jour et de la nuit, du noir et du blanc, de l’ombre et de la lumière, mais aussi, dans le domaine des arts du livre, de la matrice et de sa reproduction à l’envers, du modèle et de sa trace, du positif et du négatif, enfin de la surface et de l’empreinte – dispositif qu’on voit matérialisé dans la double page de quasi-ouverture (fig. 1) où voisinent, au seuil du livre, l’empreinte de l’artiste et la page de titre du livre (la couverture de l’ouvrage ne comporte pas d’illustration ; quant à la page de faux titre, elle se limite aux deux mots de « jaillir » et de « saisir », où il n’est pas interdit d’entendre aussi le double jeu du creux et de la saillie).

Les deux pages en vis-à-vis sont organisées par un système serré de correspondances où ruptures et analogies se tiennent en équilibre. En belle page, l’axe vertical domine. Les unités typographiques de tailles variables sont justifiées de manière à constituer au milieu de la page une colonne imprimée dont les parties ajourées se font écho de part et d’autre d’un double pivot. Les noms de l’auteur et de l’éditeur se réfléchissent de haut en bas et vice versa, tandis qu’au centre le bloc majuscule du titre, inscrit sur deux lignes par deux mots rimant où prolifère aussi le plus vertical des caractères, la lettre majuscule « I » ressurgit dans le sous-titre explicatif, lui-même basculant autour du mot « par ». Soulignons de même l’alternance de l’italique, réservé au nom des auteurs, et du romain, étendu à toutes les autres mentions verbales mais dans des corps changeant d’un segment à l’autre. La sémantique s’en mêle aussi, avec l’idée de verticalité point commun au verbe « jaillir » et au substantif « cormier » (tout arbre n’est-il pas un végétal qui s’élance vers le haut ?).

En fausse page, c’est la dynamique horizontale, clairement orientée de gauche à droite, qui fait concurrence à l’étagement vertical des bandes à la fois régulières et inégales. Le contraste des deux zones, l’ubac et l’adret, s’étend à d’autres paramètres. La couleur, par exemple, avec la page de gauche plus lourdement couverte d’encre que celle en regard, comme naturellement éclairée par la parcimonie des signes appliqués. Mais aussi la forme, le nombre et la dissemblance des pièces, avec, à droite, un grand éventail de mots divers à fonctions non moins diverses, tous pris dans un ensemble tiré au cordeau, et à gauche, des formes moins codées qui bougent tout au long de la trajectoire qui les mène d’un bout à l’autre de la surface paginale. En s’allongeant, les épaisses lignes horizontales se brisent, dévient, se touchent, se poursuivent, s’arrêtent et se compliquent par-ci par-là de taches alentour. A la lumière de l’interprétation figurative des jeux typographiques en regard, où le mot de « cormier » permettait d’entrevoir dans la colonne de lettres une idée de « tronc d’arbre », il n’est pas interdit de reconnaître dans les énigmatiques dix bandes noires soit une allégorie des branches, soit, de manière plus littérale, la reprise, quasiment par empreinte, des dix doigts du corps humain.

Or, rien n’est plus mesuré que cette composition d’apparence fort libre, subtilement spontanée en fausse page dont toutes les unités prises séparément semblent vivre leur propre vie. L’image d’ensemble figure – abstraitement si on ose dire – le double mouvement du jaillissement qui les pousse vers la fin – le bout de ligne –  mais aussi tantôt vers le haut et tantôt vers le bas, et de la saisie, lorsque les deux « branches » des bandes – identiquement alignées au début mais scindées au milieu en deux groupes discontinus, comme si elles tentaient d’ouvrir une parenthèse – se rapprochent dans un dernier temps, sans pourtant aller jusqu’à la fermeture complète. Une lecture symbolique et figurative n’est pas non plus exclue. Les bandes noires représentent alors les lignes d’un écrit, manuscrit plutôt qu’imprimé, là où le trait appuyé qui les forme transpose le flux de la lecture. C’est l’œil qui balaie le texte, à la fois pris dans son élan et sollicité sans cesse par des caprices et des dérives.

A revenir sur la double page et le dialogue des deux espaces de part et d’autre du pli du livre, le choc du même et de l’autre informe jusqu’au plus infime détail. En fausse page, on trouve la répétition inlassable de la même unité, mais aussi l’écart systématique d’une occurrence à l’autre. En belle page, la rigidité des pièces et de la composition d’ensemble est absolue, mais la variété des lettres, des mots, des lignes, puis du sens et du statut de ces fragments est elle aussi radicale. Tel enchevêtrement du même et de l’autre fait mode d’emploi. Il pointe vers ce qui est au cœur de la poétique de l’empreinte, mélange de copie et de métamorphose. La suite du livre n’infirmera pas ces premières impressions.

 

La page comme table

 

Le principe de l’alternance, puis la mise en scène de l’acte d’imprimer fournissent la structure de base du livre, tel qu’il se donne à lire visuellement dans la table des matières, première étape du paratexte final de Jaillir saisir, mais étape tout aussi travaillée que le texte proprement dit. Contrepartie clausulaire du face-à-face inaugural de l’ornement et de la page de titre, la « table » réitère les leçons de lecture déjà établies (fig. 2).

 

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