Placer sa voix : la parole, le discours
et le son dans l’image.
Entretien avec Pierre Fresnault-Deruelle
- Laurent Gerbier
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Bob de Groot et Morris, Le Bandit manchot,
Paris, Dargaud, 1981, p. 29
LG. — J’ai en tête des exemples de ce que tu vises là, et je pense en particulier aux bagarres dans Lucky Luke : Morris pratique avec génie ce gestuaire distendu dans lequel le dessin rassemble des débuts, des milieux et des fins de gestes. Les bagarres de Lucky Luke sont « impossibles » : si on essaye de les filmer, aucun arrêt sur image ne donnera les postures et les poses que Morris dessine, non pas parce qu’elles sont impossibles physiologiquement, mais parce qu’elles font coexister des moments différents de chaque séquence de gestes. Est-ce qu’au fond ces personnages temporellement distendus, écartelés du point de vue de la grammaire des actions, ne font pas au temps et à la langue ce que les cartoons font au corps des personnages ? Le cartoon traite les corps comme indéfiniment déformables : on peut les découper, les percer, les écraser, de toute façon ils reprendront leur forme, ils ont une mémoire formelle totalement résiliente. Est-ce que ce que tu es en train de décrire ne pourrait pas correspondre à un comportement analogue à la déformation toonesque, qui permettrait justement aux gestes dessinés de se déformer pour assurer l’ancrage de discours non synchronisables avec eux ?
PFD. — Oui. Je n’avais jamais poussé l’analyse dans cette direction, mais je suis d’accord avec cette façon de formuler les choses. Et ce que tu dis explique aussi pourquoi, à mes yeux, le « plan » en bande dessinée est absolument incomparable avec ce que l’on appelle un plan au cinéma. Cela n’a rien à voir : un dessin de bande dessinée est un empilement de possibles cinématographiques, agencés et rassemblés, fixés ensemble, et donnés à lire et à décoder ensemble. On est là au cœur d’une spécificité indépassable de la bande dessinée, et on a tellement utilisé le cinéma pour analyser la bande dessinée qu’on a aussi constamment minoré ces spécificités qui rendent le cinéma et la bande dessinée totalement différents, parce qu’ils manipulent des temporalités impossibles et pourtant fonctionnelles, de deux manières incompatibles.
LG. — Ces légers décollements de temporalités qui viennent constamment s’entrelacer dans la lecture de l’image dessinée et de son texte, cela accompagne, pour moi, le sentiment très ancien qu’une case n’est absolument pas immobile. L’acte de lecture fait vibrer toutes ces postures subtilement désynchronisées, et restitue constamment de l’écart et de la temporalité.
PFD. — C’est exactement ça. Bien que les postures ne constituent pas des débuts d’énonciation crédibles, bien que les personnages ne bougent pas dans le même temps que celui de leur parole, ce sont pourtant bien ces gens-là qui bougent et qui parlent. Comment arrive-t-on à articuler les deux, alors que les interjections ou les dialogues qui nous sont donnés à lire ne collent visiblement à aucun moment du gestuel ? C’est assez mystérieux. Je ne sais pas encore très bien expliquer comment ça fonctionne. A la fin des années 1960 Claude Bremond a consacré un article fameux à la question du gestuaire [13] : je le trouve très intelligent, mais je n’arrive pas à m’en servir, parce qu’il décrit de manière brillante une sorte de grammaire des postures et des gestes, mais en contournant complètement la question de leur articulation au texte et à la parole. Pour moi, ce problème, c’est un chantier encore ouvert dans les études de bandes dessinées : cette topographie complexe de la parole dans l’espace de la case, avec ses enjeux physiques et presque métaphysiques, c’est un sujet encore à traiter.
LG. — Benoît Glaude a fait avancer ce chantier, dans son livre sur la parole dialoguée dans la bande dessinée [14]. Cela ouvre d’ailleurs sur une autre approche de la question des espaces du texte dans la bande dessinée : celle de la figuration du sonore en général, et en particulier de la voix. Je pense à l’anecdote mille fois répétée de ce jeune lecteur qui, après avoir vu Tintin et les oranges bleues au cinéma en 1964, écrit à Hergé pour lui dire que le film est bien, mais que le capitaine Haddock n’a pas la même voix que dans les livres !
PFD. — Ah, là, il y a un grand mystère. Je n’ai jamais pu me faire à aucune des voix de Tintin. Autant pour Astérix, j’ai toujours trouvé que la voix de Roger Carel était parfaite, autant pour Tintin, en revanche, c’est comme si aucune voix incarnée n’était possible : j’ai le sentiment qu’aucune vocalisation ne me conviendra jamais, comme si la voix de Tintin ne supportait pas le régime sonore de la voix incarnée.
LG. — Est-ce que cela signifie que, pour toi, la voix enregistrée de Tintin ne pourra jamais correspondre avec celle que tu as composée dans ton propre imaginaire ? Ou bien est-ce que cela signifie plutôt que lorsque tu lis Tintin, tu ne l’entends pas intérieurement, de sorte qu’il n’a en réalité pas de voix du tout ? Comme tu acceptes l’idée de voix pour Astérix, j’ai l’impression en t’écoutant que le caractère intraduisible, non incarnable de la voix de Tintin, est lié à des déterminations personnelles, intimes : comme si la profondeur de l’attachement que tu as pour le personnage le mettait à un endroit où il ne pouvait plus avoir de voix. La question du son deviendrait ainsi un des lieux où se vérifie la profondeur de l’attachement que l’on peut éprouver pour ce medium pourtant non-sonore qu’est la bande dessinée.
PFD. — Oui, c’est peut-être ça. Peut-être que Tintin n’est pour moi pas physiquement audible, contrairement à Astérix, ou à Mortimer, ou même à la Castafiore. En tous cas, voilà : cette question de la place de la voix et du son dans la bande dessinée, c’est un chantier que je trouve intéressant. Comment fait-on une place à cet univers sonore, dans les notations dessinées ? Et il faut s’intéresser aux traits du son : la forme des lettres, des injures, des onomatopées, la bordure des bulles, les traits qui signalent qu’on crie, des petites étoiles, des traits en zig-zag. Tout cela vient mêler du symbolique au figuratif, et activer des manières de lire très complexes. Pour comprendre une simple case d’Hergé ou de Franquin, il faut mobiliser une vaste palette de signes variés, et discriminer instantanément entre leur valeur figurative, leur valeur expressive, leur valeur symbolique. On est capables de naviguer presque sans effort dans cette épaisseur de « couches » de signes, sans s’y perdre. Et c’est parce que, fondamentalement, nous sommes des scribes. Tous, collectivement, si nous pouvons faire cette gymnastique, c’est parce que nous avons cette capacité qui permettait aux scribes égyptiens d’agencer dans des cartouches des régimes sémiotiques hétérogènes.
LG. — Ce que je trouve extraordinaire, c’est que, pendant des décennies, on a soutenu que la bande dessinée, c’était pour les imbéciles : cette prouesse sémiotique a été considérée culturellement comme propre à des imbéciles. C’est comme si on avait dit que la physique nucléaire était un truc de crétins.
PFD. — Ah oui, c’est aberrant. Etre des scribes, cela veut dire s’entraîner à pratiquer tous ces régimes : il faut les connaître tous, les pratiquer tous, dans L’Education sentimentale comme dans Le Lotus Bleu, chez Poussin ou sur une affiche de Cassandre. Ce qui est intéressant dans la culture, c’est la polyglossie.