Placer sa voix : la parole, le discours
et le son dans l’image.
Entretien avec Pierre Fresnault-Deruelle

- Laurent Gerbier
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René Goscinny et Albert Uderzo,
Astérix chez les Belges,
Paris, Dargaud, c. 1, p. 5

Edgar P. Jacobs, La Marque jaune,
Bruxelles, Ed. Blake et Mortimer, 1987, p. 18

LG. — C’est parce que Forton, c’est un anar ! Quand l’image se met à « parler », elle se comporte comme si le texte était un type sérieux pérorant sur une estrade, tandis qu’elle, depuis la salle, lui jetait des tomates tout en l’encourageant à continuer !

 

PFD. — C’est exactement ça ! Et je suis en particulier frappé par le fait que, souvent, les bulles de Forton accueillent uniquement des signes de ponctuation : des points d’exclamation, d’interrogation, de suspension, mais sans autre texte. Autrement dit, ce qui s’exprime d’abord dans ces bulles, ce sont des jaillissements affectifs, des excès pathétiques, pas des analyses raisonnées. Comme si le mot dans la bulle avait été inventé peu à peu, le temps de laisser l’excitation des points d’exclamation retomber et de laisser place à la parole. Et, quand les mots auront pleinement occupé les bulles, le texte sous l’image pourra complètement disparaître. C’est le cas avec Hergé : il n’y a plus de texte typographié sous les images, il ne reste que les bandeaux qui accueillent désormais dans la case l’espace résiduel de cette voix off ancienne. Mais c’est une invention lente et longue, qu’il faudrait reconstituer crayon en main, avec les œuvres sous les yeux, pour en saisir tous les glissements, toutes les inventions, tout ce qu’il a fallu résoudre pour faire coexister les bulles dans la case…

 

LG. — Justement, à propos de cases « multibulles » : lorsqu’il y a plusieurs bulles dans la même case, notre habitude de lecteurs occidentaux nous enseigne à commencer par les bulles placées en haut et à droite, pour passer ensuite progressivement aux bulles placées plus bas et plus à gauche. Mais, même en tenant compte de ces règles, l’organisation d’une case « multibulles » est complexe. Je pense par exemple à certaines cases virtuoses d’Uderzo dans Astérix, qui dessine littéralement des polyphonies à l’occasion des bagarres entre Gaulois : les exclamations jaillissent dans tous les sens, il y a des gags, des calembours, des fragments de dialogues, et le tout compose visuellement un ensemble foisonnant, dans lequel on a envie de se plonger. Comment le lecteur affronte-t-il cette prolifération textuelle ? Comment est-ce qu’il la lit ?

 

PFD. — Pour moi, avant tout, il y a là du désordre organisé : les mots se croisent, ils fusent en même temps, et ils viennent ajouter au désordre des corps et des postures. Dans Astérix, en particulier, c’est frappant : quand les Gaulois se bagarrent, les bulles qu’ils émettent viennent ajouter à la confusion générale. On peut lire ces bulles dans un certain ordre, mais tout de même, elles contribuent au désordre gestuel. Elles l’expriment, et en même temps elles l’amplifient. On a affaire à un véritable théâtre des bulles : c’est une scénographie complexe, qui va au-delà des conventions typographiques classiques. Et j’ajoute au passage – même si c’est une intuition qui demanderait une vérification – que cette scénographie me paraît plus typique de l’école de Marcinelle que de l’école de Bruxelles : par exemple, chez Jacques Martin ou chez Edgar P. Jacobs, la scénographie des bulles obéit à des règles très différentes, le texte apparaît bien plus souvent sous forme de vastes placards typographiques. On pourrait presque parler d’un hiératisme de la bulle : le texte semble gravé sur un panneau dans l’image, il est placé dans la bulle comme sur un socle, ou sur un piédestal, qui le transforme en une sorte de déclamation solennelle, ce qui accompagne d’ailleurs la pose des personnages. Dans les premiers albums d’Alix, et en particulier dans ceux qui se déroulent en Egypte, il y a un bonheur d’expression réel dans l’affinité entre la posture très hiératique des personnages, qui va presque jusqu’au bas-relief, et la solennité de l’inscription du texte.

 

LG. — J’ai toujours trouvé qu’on avait affaire, avec Alix, à une parole très « scolaire » : les personnages s’expriment comme dans une anthologie de textes classiques. Les discours qu’ils tiennent me rappellent le discours indirect des historiens romains quand ils reconstruisent dans leurs récits les propos des grands personnages : ce sont des répliques artificiellement recomposées, des représentations d’un discours formel idéal. De même chez Martin, quand par-delà l’énonciateur particulier vers lequel pointe l’appendice des bulles, on a le sentiment que c’est une parole plus solennelle qui s’énonce, de sorte que le petit personnage dessiné est simplement chargé de la porter ponctuellement : il y a une sorte de « vicariance » du dessin par rapport au hiératisme du texte.

 

PFD. — Tout à fait d’accord. C’est parce que le texte d’Alix est à la hauteur des prétentions historiques et iconographiques de Martin : il produit, en particulier dans les épisodes phéniciens ou égyptiens, des phrases qui sont du « haut style » tel qu’il le perçoit, et qui parfois, quand on les sort de leur contexte visuel, pourraient parfaitement être tirées d’un roman historique du XIXe siècle. Cela vient probablement aussi de la culture de feuilletonniste qui a imprégné leur représentation romanesque de l’histoire. Et c’est lié à la redondance entre texte et image : Jacobs, en particulier, est très facilement redondant, en toute connaissance de cause, et sans état d’âme.

 

LG. — Mais au fond, cette redondance est-elle réellement inutile ? La double désignation d’une chose par l’image et par le texte lui confère une forme de « surprésence » intéressante : il y a ainsi des événements, des gestes, des personnages, des situations qui bénéficient d’une forme de « surcodage », par l’iconique et par le verbal, qui leur confère une intensité particulière.

 

PFD. — Exactement : et ça, pour moi, c’est l’opéra. C’est essentiel dans la formation de Jacobs, et ce surcodage que tu évoques, il signale à mes yeux le lieu du lyrique chez lui. Dans l’opéra, une phrase lyrique va nommer une chose qui est déjà « là », sursignifiée par l’appareillage scénique, les décors, les costumes, mais en plus elle va se répéter à plusieurs reprises : comme elle est musicalement répétée, on va demander à l’interprète de faire passer dans sa voix la même surprise à chaque reprise de la phrase, alors que la temporalité dans laquelle il chante n’est manifestement plus du tout en rapport avec la temporalité de l’événement qu’il chante.

 

LG. — Je rebondis sur ta remarque : jusqu’ici on a surtout parlé de l’espace dans lequel la parole vient s’inscrire dans la case, un espace un peu magique, qui change la qualification du fond graphique. Mais tu abordes là une question qui relève du temps plutôt que de l’espace : le discours qui vient s’inscrire dans les bulles a une durée propre, qui constitue une contrainte temporelle pour la lecture, et qui vient peut-être contrarier, ou compliquer, la temporalité totalement différente qui est celle de l’image. Il y a une forme de désynchronisation, un conflit des durées entre la cavalcade de l’œil qui désire passer d’image en image, et la lecture du texte avec sa contrainte plus linéaire. Cette désynchronisation est d’ailleurs peut-être en rapport avec les aniconètes que nous avons déjà évoqués, parce que les lecteurs réfractaires à la bande dessinée invoquent souvent ce hiatus : ils disent qu’ils ne savent pas dans quel ordre ou dans quel sens il faut lire le texte et lire l’image, et ils sont désarçonnés par les vitesses différentes, et les vecteurs différents, que leur proposent ces contraintes temporelles dissymétriques.

 

PFD. — Il faut être astucieux pour affronter ce problème. J’ai toujours eu beaucoup d’admiration pour l’inventivité des grands auteurs : une partie de mon amour pour Hergé tient à la virtuosité avec laquelle il articule le temps de ses dialogues et leur inscription dans l’espace. Les textes des bulles sont architecturés de manière successive, alors que les postures et les gestes dessinés sont d’ordre synthétique. En effet, il faut bien voir que le gestuaire de la bande dessinée, ce n’est pas seulement l’objet d’une décomposition analytique des mouvements, c’est toujours au contraire une certaine synthèse. On peut rassembler dans le même dessin des débuts et des fins de mouvements : le dessin synthétise le temps, contrairement à la parole. Et pourtant, les deux vont marcher ensemble.

 

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