Mixités et dispositifs
L’œuvre de la Fontaine se place à la croisée du visuel et du textuel et leur sert de relai. Comme l’a rappelé Patrick Dandrey dans sa relecture critique des travaux de Georges Couton [21], la culture emblématique et iconologique connaît une fortune éditoriale considérable depuis le début du XVIe siècle partout en Europe et modélise le genre de la fable. Cette mode emblématique, ce mode emblématique, fondé sur des jeux de mots et d’images, moralise les images et, inversement, invite à leur « lecture », ou plutôt à leur déchiffrement. Ces jeux s’articulent sur la structure tripartite, ouverte et réversible, des emblèmes qui articulent pictura, inscriptio ou sentence et subscriptio discursive. Ainsi que l’écrit Claude-François Menestrier dans L’Art des emblèmes où s’enseigne la morale par les figures de la fable, de l’histoire et de la nature (1662) : « Tout Emblème est donc aujourd’hui une espèce d’enseignement mis en image, pour régler la conduite des hommes. L’image est la matière de l’Emblème, l’enseignement en est la forme, & la règle de conduite en est la fin » (fig. 39).
Au début de son étude de référence sur les fables de La Fontaine, Alain-Marie Bassy s’employait à distinguer l’art de La Fontaine de celui des emblèmes, car le premier « fait le contraire de ce que fait l’emblème : sa rhétorique ne va pas de l’image à l’idée mais de l’idée à l’image ; ou, plus exactement, l’idée trouve spontanément sa forme dans l’image, l’image est l’aboutissement presque simultané de l’idée ». La conclusion est juste, mais les prémisses sont erronées, car elles postulent le primat de l’image dans les recueils d’emblèmes, alors que ceux-ci se caractérisent par l’interaction entre inscriptio, pictura et subscriptio, tout emblème, dans sa configuration éditoriale, pouvant être lu et vu comme l’illustration d’une morale et comme l’interprétation d’une image. Point donc de « paradoxe » de l’image fabuliste, mais une ambivalence constitutive qui génère une pluralité de visions et de discours. Alain-Marie Bassy s’interroge également sur la valeur critique des illustrations d’après La Fontaine :
Nous ne commettrons pas l’erreur de prendre [l]es interprétations [des illustrateurs] – qui sont toujours le produit d’un goût intérieur et d’un choix intime – pour la révélation d’une vérité sur La Fontaine ; mais toujours au moins pour la révélation d’une puissance poétique virtuelle, potentielle, qui est la richesse supplémentaire de l’œuvre. L’illustration ne constitue pas une critique, mais « l’art de l’artisan est une leçon pour le critique ». Nous n’ignorons pas que cet art est avant tout le produit d’une disposition intérieure propre à chaque artiste, et que, selon Paul Maury, « c’est la psychologie de l’artiste qu’il conviendra d’étudier tout d’abord. On déterminera son orientation artistique en ne la confondant pas sans examen avec l’orientation de son époque ». Encore le témoignage est-il double : car si les diverses interprétations iconographiques de l’œuvre de La Fontaine sont susceptibles de nous éclairer sur leur objet – c’est-à-dire sur les Fables et sur les goûts de leur auteur –, elles révèlent aussi une autre tendance, subjective celle-là, de la sensibilité artistique et littéraire : celle qui inspire et justifie l’interprétation de l’artiste et dont la saisie complète, dans son mouvement continuel, n’est rien d’autre que l’évolution générale du goût [22].
D’un point de vue méthodologique et épistémologique, il paraît nécessaire de radicaliser ces déclarations liminaires sur deux plans. En premier lieu, il faut rappeler que la littérature n’a pas le monopole de la critique. Les images « purement » « factuelles » ou « illustratives » (les guillemets s’imposent) n’existent pas. Toute représentation visuelle est nécessairement décalée, distanciée, interprétée par rapport au texte initial. Il est faux de penser qu’elles ne nous apprennent rien sur La Fontaine, dont les fables n’ont en définitive d’autres significations que celles construites après-coup, par les commentaires, les rééditions, ainsi que les illustrations qui sont l’une des dimensions majeures de l’histoire de la réception de l’œuvre. Ensuite, l’histoire de l’illustration des Fables ne se résume pas à la succession de points de vue artistiques singuliers. L’iconographie de La Fontaine est nécessairement une iconologie, au sens qu’Erwin Panofsky a donné à ce concept méthodologique entre 1932 et 1962 [23]. Chauveau, Oudry, Grandville, Doré affirment leurs singularités, prennent position sur la base de répertoires, d’antécédents, de concomitances, et s’inscrivent dans des cultures visuelles et littéraires historiques spécifiques. Une lecture psychologique des illustrations n’a de pertinence qu’associée à une histoire sociale et culturelle – et vice-versa.
La poétique mixte, textuelle et iconique, à l’œuvre dans les Fables de La Fontaine, caractérise mieux que toute autre ce que William J.T. Mitchell, grand ténor des cultural studies, défendait dans son Picture Theory :
L’une des affirmations polémiques de Picture Theory est que l’interaction des images et des textes constitue la représentation en tant que telle : tous les médias sont des medias mixtes, et toutes les représentations sont hétérogènes ; il n’existe pas d’art « purement » visuels ou textuels, même si la volonté de purifier les médias est l’un des gestes utopiques centraux du modernisme [24].
Mitchell insiste sur la fonction critique des images dans la culture. L’œuvre de Grandville, qui révolutionne les fables par ses caricatures naturalistes, et l’œuvre de Doré, qui en propose une synthèse iconographique et spectaculaire, démontrent le potentiel critique de la fable qui se développe justement dans le va-et-vient entre textes, images et pictures – pour reprendre la distinction proposée par Mitchell, qui résume : « Vous pouvez accrocher une picture, mais vous ne pouvez pas accrocher une image. La picture est un objet matériel, une chose que vous pouvez brûler ou abîmer. L’image est ce qui apparaît dans une picture et qui survit à sa destruction – dans la mémoire, dans le récit, dans des copies et des traces au sein d’autres médias » [25].
Dans le cas présent, la fortune de la fable est solidaire d’un dispositif matériel, le livre illustré, produit d’un travail social et collectif. Le « livre » en tant que médium est exposé de manière exemplaire par Grandville, dans son édition des Fables, à travers un frontispice emblématique, architecturé par les acteurs du livre même : un théâtre typographique et graphique, dominé par les instruments du dessinateur (crayon et porte mine), un théâtre qui laisse entrevoir dans l’ombre de la scène des figures animales, et qui les livre à l’imagination (fig. 40). Nul doute que les fables de La Fontaine ne soient devenues l’un des récits matriciels de la culture occidentale grâce à leur « impureté » même [26].
On pourrait également utiliser le terme de plasticité pour caractériser les Fables de La Fontaine qui, il y a quatre siècles, furent l’un des relais de la culture antique à l’ère moderne, comme le seront à leur tour Oudry, mais surtout Grandville et Doré. Aujourd’hui, les Fables sont devenu un lieu commun culturel, et à ce titre, un support de communication majeur [27]. Il ne s’agit pas seulement de la reprise de motifs et de la représentation de bêtes. Les caricaturistes, aujourd’hui comme par le passé, ont bien senti que La Fontaine et ses Fables proposent non seulement un répertoire animalier, mais encore une matrice d’esprit graphique : eux dont la pratique repose essentiellement sur le langage imagé ou sur l’image langagière (figs. 41-44 ).
[21] Georges Couton, Ecritures codées : essais sur l’allégorie au XVIIe siècle, Paris, Aux Amateurs de livres, 1990. Voir les publications de Patrick Dandrey sur la question.
[22] Alain-Marie Bassy, Les "Fables" de La Fontaine. Quatre siècles d’illustration, Op. cit., p. 14. L’auteur cite ici Arts et littérature comparés. Etat présent de la question, Paris, Belles Lettres, 1935, p. 33.
[23] Philippe Kaenel, « Iconologie et illustration : à propos d’Erwin Panofsky », L’Image à la lettre, Paris, Editions des Cendres, 2005, pp. 171-199.
[24] Picture Theory. Essays on Verbal and Visual Representation,Chicago, University of Chicago Press, 1994, p. 5.
[25] Iconologie, image, texte, idéologie, Paris, Les Prairies ordinaires, 2009 [1986], p. 21.
[26] Au sens que donne Mitchell à ce qualificatif.
[27] Voir le film documentaire réalisé à l’occasion de l’anniversaire de La Fontaine en 2021 : Jean de la Fontaine, l’homme qui aimait les fables » documentaire de Pascale Bouhénic, co-produit par Zadig productions et Arte France.