Oudry, Grandville, Doré :
l’imaginaire culturel des Fables

- Philippe Kaenel
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Fig. 1. J.-B. Oudry, « La Cigale et la Fourmi », 1765

Fig. 2. J.-B. Oudry, « La Cigale et la Fourmi »,
1765, détail

Fig. 3. J.-B. Oudry, « La Cigale et la Fourmi »,
1765, détail

Fig. 12. G. Doré, « Les Compagnons
d’Ulysse », 1867

L’artiste ou le dessinateur ne sont pas égaux face aux textes à illustrer. L’un des plus célèbres, Gustave Doré (1832-1883), après 1850 propose, par exemple, la première interprétation graphique des Contes drolatiques de Balzac, des Aventures du baron de Münchhausen alias Karl Friedrich Hieronymus, d’Atala de Chateaubriand. Face au Don Quichotte de Cervantès, à l’Enfer de Dante, au Roland Furieux de L’Arioste et surtout aux Fables de La Fontaine, le dessinateur est confronté à un double travail : d’interprétation du texte d’une part, et de positionnement par rapport à ses prédécesseurs d’autre part. Dans le cas des Fables, il doit se démarquer de ceux qui comptent parmi les gloires de l’édition illustrée : Jean-Baptiste Oudry au XVIIIe siècle et J.-J. Grandville (1803-1847) sous la Monarchie de Juillet.

Dans l’œuvre de La Fontaine, le rôle prédominant joué par les animaux a, de tous temps, séduit les éditeurs et surtout les peintres, dessinateurs et illustrateurs intéressés par des poèmes articulant actions animalières et morale sociale, et favorisant l’« invention » [1]. En 1765, dans la souscription à l’édition monumentale de Fables choisies illustrées par Jean-Baptiste Oudry en collaboration avec Charles-Nicolas Cochin [2], les éditeurs soulignent ce potentiel :

 

Rien en pouvoit être en effet plus propre à féconder le génie de M. Oudry, & à exercer ses talents particuliers, que les Fables de La Fontaine. La fiction, la variété des sujets, les divers Théâtres où les place le Poëte, ouvroient un vaste champ à l’imagination de ce peintre infatigable (…). Aussi a-t-il saisi par-tout l’esprit & le génie de La Fontaine. Comme lui, il a fait parler les Animaux dans ses Desseins ; & dans leur attitude, leur caractère, leurs expressions, l’on voit les mêmes passions que les autres Peintres font passer dans des têtes humaines.

 

Alain-Marie Bassy qualifie la relation entre animalité et moralité des fables de « paradoxe du réalisme et du merveilleux ». Il voit dans l’illustration de « La Cigale et la Fourmi » par Oudry la solution au problème posé par la figuration réaliste (fig. 1). Le peintre place les deux acteurs de la fable dans un décor de

 

mensonge avoué, mais un mensonge si « vrai » que les deux insectes s’y sont laissés prendre. […] De la sorte, le peintre réaliste n’est pas infidèle aux Muses du fabuliste : le surnaturel, dans ses illustrations, ne se trouve pas réduit à la platitude du naturel, puisque, ce que nous offre le peintre, c’est un naturel qui, sans cesse, se dénonce comme naturel.

 

L’auteur poursuit en soulignant que « les peintres réalistes vont traquer le merveilleux, non dans un en-deçà ou dans un au-delà de la réalité, mais au cœur même de cette réalité : leur merveilleux, c’est un excès de réel ».

Les notions de « réalisme », de « surnaturel » et de « merveilleux » semblent toutefois délicates d’usage pour parler d’œuvres, qui, à mon sens, jouent sur d’autres registres conceptuels et culturels propres au XVIIIe siècle. La gravure d’Oudry tient un discours visuel subtil sur les relations entre l’art et la nature, relations qui subsument certes la double dimension de cette fable comme action animale, sous l’espèce de deux insectes, et comme morale, figurée par les deux putti du bas-relief (fig. 2). Ces enfants potelés manifestent, à travers leur rhétorique gestuelle, la dimension humaine, c’est-à-dire oratoire, de l’interaction (le « Théâtre », pour reprendre l’expression des éditeurs). Par l’artifice de la tenture paysagère, artistement nouée à la colonne centrale, l’illustration d’Oudry met en scène, de manière performative, la théâtralité, qui rejoint la métaphore convenue, reprise par La Fontaine dans son apologue « Le Dépositaire infidèle » (IX, i) : « Je mets aussi sur la scène/Des trompeurs, des scélérats » (v. 13-14). La gravure tient également un discours sur la vraisemblance car ledit rideau de théâtre décoratif, en passant du plan vertical à l’horizontal, transforme la toile de fond décorative en support scénique de l’action animalière (fig. 3). L’art de l’écrivain et celui de l’artiste sont résumés sur le plan visuel et spatial par cette transformation, autrement dit par l’affirmation d’un principe de vraisemblance théâtralisé, qui obéit par ailleurs aux préceptes attribués par Plutarque à Simonide de Céos :

 

Simonide appelle la peinture une poésie muette et la poésie une peinture parlante. De fait les actions que les peintres représentent comme si elles étaient en train de se dérouler, les œuvres littéraires les racontent et exposent une fois achevées. Et si, pour représenter les mêmes sujets, les uns usent de couleurs et de formes, les autres de mots et de phrases, ces différences dans le matériau et les procédés d’imitation n’empêchent pas qu’ils se proposent le même but les uns et les autres [3].

 

Cet ordre classique de la représentation fonctionnelle, qui rabat le visuel sur le textuel en se fondant sur la poétique aristotélicienne, se trouve battu en brèche au XIXe siècle, notamment sous l’effet de l’essor conjugué des sciences naturelles et de la caricature. L’iconographie des fables traduit de manière significative l’évolution des conventions artistiques et des conceptions de l’animalité pas rapport à l’humanité, surtout après 1830. Avant cela, au nom du respect du décorum et d’une vision anthropocentrique et théologique – tout particulièrement en France –, il n’était pas concevable de combiner les deux types de registres et de physionomies. De Chauveau à Moreau, les artistes ont adopté la mise en image soit humaine, soit animale des fables (figs. 4 à 11 ). Certains, comme Oudry dans « La Cigale et la Fourmi », ont trouvé d’astucieuses solutions formelles ou spatiales pour articuler les deux dimensions, que cette jonction ait été réalisée par des mises en perspective (la duplication de l’action anthropomorphe et zoomorphe, au premier et au second plan, ou latéralement), ou par l’artifice de mises en abîme, en disposant tapisseries, sculptures ou tableaux, afin de restituer la fable dans sa double nature animale et morale. Quelques rares fables, certes, brouillent la différence entre ces deux registres dans l’univers diégétique du poème même par l’artifice du déguisement. Tel est le cas de « Le Loup devenu berger ». Nombre d’illustrateurs, depuis Chauveau, ont osé anthropomorphiser le loup par le costume et la posture, en le dressant sur ses pattes arrière ou en l’asseyant. Exceptionnellement, des métamorphoses, comme dans le récit sur « Les Compagnons d’Ulysse », auraient également pu motiver de telles hybridations. Mais dans l’immense majorité, les dessinateurs ont préféré décrire Ulysse entouré d’une ménagerie sans oser représenter des métamorphoses que l’art autorisait pourtant, comme le montre la fortune de l’iconographie ovidienne depuis la Renaissance. Gustave Doré est l’un des rares qui va s’attacher à mettre en scène, ou plutôt en action, l’animalisation des compagnons d’Ulysse (fig. 12).

« La Cigale et la Fourmi », pièce liminaire, s’avère exemplaire quant à la question de la tension entre l’action et le sens parabolique de la fable, d’abord parce qu’elle met en action des animaux dont la dimension insignifiante et l’anatomie ingrate semblent les plus impropres à l’anthropomorphisation. Ensuite, cette fable appartient à celles, comme « Le Corbeau et le Renard » ou « Les Deux Mulets », qui ne se concluent pas par une sentence édifiante, mais par les paroles proférées par l’un de protagonistes. Dans la fable introductive, l’astuce de La Fontaine est d’avoir laissé le dernier mot de l’histoire à la fourmi qui, selon le fabuliste, a bien des défauts. C’est essentiellement à travers ce don et ce pouvoir de la parole que les bêtes de La Fontaine s’humanisent. Avec Grandville, autour de 1830, ce dialogue prend une dimension graphique nouvelle qui va amplifier ce qui affleure dans les dessins d’Oudry et que les éditeurs se plaisent relever de ces animaux qui « dans leur attitude, leur caractère, leurs expressions, l’on voit les mêmes passions que les autres Peintres font passer dans des têtes humaines ».

 

J.-J. Grandville : le modèle zoologique

 

De l’Antiquité à la Révolution française, l’histoire comparée des hommes et des animaux se profile ainsi dans le genre de la fable, dans le registre pseudoscientifique de la physiognomonie, mais aussi dans celui des sciences naturelles qui, tout en opérant des classements distincts, posent les prémices d’une conception fusionnelle reliant les êtres vivants. Le premier XIXe siècle se caractérise par un ensemble de révolutions, dont l’une affecte la notion d’animalité, qui se place à la croisée des bouleversements de l’espace politique, de l’esthétique, des médias et, bien sûr, des sciences naturelles.

 

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[1] Sur l’illustration des fables, voir Alain-Marie Bassy, Les "Fables" de La Fontaine. Quatre siècles d’illustration, Paris, Promodis, 1986 ; Fabula docet : illustrierte Fabelbücher aus sechs Jahrhunderten, Wolfenbüttel Herzog-August-Bibliothek, 1983 ; Wolfgang Drost, Jean de La Fontaine dans l’univers des arts : richesses inconnues et inédites du Musée Jean de La Fontaine à Château-Thierry, C. Winter Universitätsverlag, 1991 ; Kirsten H. Powell, Fables in Frames : La Fontaine and Visual Culture in Nineteenth-Century France, New York, Peter Lang, 1996 ; Patrick Dandrey, « L’animal et l’homme dans les Fables de Jean de La Fontaine », L’Animal et l’Homme, Paris, Belin Sup Lettres, 2004, pp. 7-98.
[2] Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin et le livre illustré au XVIIIe siècle, Genève, Droz, 1987.
[3] De gloria Atheniensium, III, 346f-347c (La Gloire des Athéniens, 3, trad. Fr. Frazier et Ch. Froidefond, Paris, Les Belles Lettres, 1990).