Deux conceptions ont prévalu. L’une, dualiste, postule l’altérité bestiale et son extériorité par rapport à l’homme. L’autre, moniste, affirme leur identité au nom d’une animalité unique et incorporée [4]. Après 1800, Lamarck impose la notion de biologie, science nouvelle englobant le végétal et l’animal [5]. Il appartenait à un autre érudit français, Etienne Geoffroy Saint-Hilaire, de prendre ce qu’il appelle l’« Unité de composition organique » [6] comme pivot d’une conception du règne animal qui génère une polémique retentissante avec Cuvier. On en trouve des échos dans l’Avant-propos à la Comédie humaine de Balzac en 1842 :
L’idée première de la Comédie humaine (…) vint d’une comparaison entre l’Humanité et l’Animalité. Ce serait une erreur de croire que la grande querelle qui, dans ces derniers temps, s’est émue entre Cuvier et Geoffroi Saint-Hilaire, reposait sur une innovation scientifique. L’unité de composition occupait déjà sous d’autres termes les plus grands esprits des deux siècles précédents. (…) Il n’y a qu’un animal. Le créateur ne s’est servi que d’un seul et même patron pour tous les êtres organisés. (…) Pénétré de ce système bien avant les débats auxquels il a donné lieu, je vis que, sous ce rapport, la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait-elle pas de l’homme, suivant les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? Les différences entre un soldat, un ouvrier, un administrateur, un avocat, un oisif, un savant, un homme d’état, un commerçant, un marin, un poète, un pauvre, un prêtre, sont, quoique plus difficiles à saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le lion, l’âne, le corbeau, le requin, le veau marin, la brebis, etc. Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces Sociales comme il y a des Espèces Zoologiques.
Dans l’œuvre du romancier, cette vision d’un ordre social « naturalisé » demeure marquée par la tradition fabuliste, alors que se redéployent les valeurs culturelles (au sens le plus large) de l’animalité et que s’opère le passage de l’histoire naturelle à la biologie, résumé par Michel Foucault dans Les Mots et les choses, qui relève l’émergence d’un nouvel épistémè [7].
Les représentations discursives et visuelles de l’animal renvoient alors explicitement au lieu dont elles émanent, le Muséum d’histoire naturelle ou Jardin des Plantes [8], perçu comme un microcosme réunissant, pour citer Balzac, espèces animales et espèces sociales, dans un face-à-face exemplaire qui fascine les artistes et, parmi eux, Grandville [9] (fig. 13). D’une certaine manière, le genre de la fable modélise les entreprises balzacienne et grandvillienne.
Depuis la publication des Métamorphoses du jour, une suite de 73 lithographies qui connaît à partir de 1829 une grande fortune éditoriale, Grandville fait figure de spécialiste. Dans une planche, il fait d’ailleurs appel au registre de la fable pour fustiger ceux qui seraient tentés de le plagier, s’ils ne l’ont déjà fait (fig. 14). Dès 1831, le journal La Caricature vante sa réputation de « véritable Buffon de la lithographie » [10]. En 1838, Grandville publie chez Fournier et Perrotin ses Fables de La Fontaine en deux volumes : un best-seller enrichi de 240 xylographies en hors-texte, réédité aussitôt en 1838 et 1839, réimprimé par Furne en 1842 et 1843, puis de multiples fois. De plus, en 1841, Grandville illustre de vingt-et-une eaux-fortes les Fables de Lavalette chez Hetzel et Paulin, volume immédiatement suivi des Fables de Florian, en 1842, chez l’éditeur Dubochet, alors même que le dessinateur œuvre aux deux volumes des Scènes de la vie privée et publique des animaux pour le compte de Hetzel et de Paulin. L’ouvrage collectif, auquel contribue évidemment Balzac, deviendra l’un des grands succès de la librairie romantique (fig. 15).
Dans l’œuvre dense et prolifique de Grandville, l’iconographie animale occupe trois registres que l’on peut qualifier, l’un de naturaliste, le second d’hybride, le troisième d’organique ou de transformiste [11]. Les deux premiers sont à l’œuvre, comme nous allons le voir, dans son illustration de « La Cigale et la Fourmi ». Le registre naturaliste réunit une série d’études remarquables, à l’aquarelle, à la plume ou à la mine de plomb. Grandville fait prendre la pose à des animaux morts : il dresse un canard sur ses palmes et un lièvre sur ses pattes (fig. 16), assied un passereau, adosse une musaraigne dont il entrouvre la gueule (fig. 17), plume une alouette pour en comprendre les articulations musculaires et, au gré de son imagination anthropomorphique, plie la physionomie des sauterelles, des criquets (fig. 18).
Une transposition parfois très légère, un complément de décor et de costume assurent le transfert de l’étude naturaliste, qui participe de l’illustration zoologique, dans le second registre animalier, hybride, exploré par Grandville (fig. 19). Ce répertoire regroupe, en termes quantitatifs, la part principale du corpus qui comporte à la fois des animaux anthropomorphisés par les postures ou les costumes seuls, ou alors transformés en monstres avec tête animale et corps humain [12].
L’imagination graphique de la fable est extrêmement raisonnée chez Grandville, qui a rédigé deux lettres-préface à un album réunissant, vers 1845, cent quarante dessins pour les Fables de La Fontaine [13]. Il les fait relier en deux albums portant la signature « CAPE, 1845, JJG », le prestigieux relieur du duc d’Aumale. Le but avoué de ce recueil était selon l’artiste :
1. de confronter ces dessins avec les gravures, d’avoir à y découvrir – y trouver – les modifications apportées ; 2. de connaître par un court précis que je puis appeler historique les causes, les dates de la publication de cet ouvrage que l’on s’accorde généralement à trouver ma meilleure illustration ; 3. de voir par quelle filière la pensée de chacun de ces dessins a passé pour son arrivée à exécution définitive ;4. de constater quelle détérioration le report sur bois et la gravure ont pu faire subir, artistement parlant, à la plupart de ces compositions.
Grandville poursuit avec le récit de la genèse de cette entreprise et de ses aléas :
Ce fut vers la fin de l’année 1837 que Mr Fournier et T[aschereau] qui étaient associés me proposèrent de composer seulement 120 vignettes pour orner, je ne sais si l’on disait illustrer... ce mot est si ambitieux, le Lafontaine qui pouvait bien s’en passer. Cette tâche m’épouvanta,... m’étourdit peu rompu encore dans l’exécution sur bois... et envisageant l’extrême difficulté de cette entreprise audacieuse... accoler des dessins à l’œuvre admirable poétique du si grand et si fin fablier, du bon et supérieurissime Jean de La Fontaine moi... néanmoins, comme son âne dans les animaux malades, la faim, l’herbe tendre, et puis je ne sais quel diable d’amour propre me poussant... j’acceptai... et me mis à l’œuvre avant même que ces messieurs n’eussent arrêté leur plan, leur budget et leur format. (…) Voici le mode d’exécution que j’ai constamment employé. D’abord esquisse de la pensée sur papier et, dans les premiers tems, plus généralement sur ardoise avec la craie ce qui me permettait d’effacer de redessiner constamment jusqu’à ce que j’eusse trouvé ma composition et le mouvement que je désirai pour mes personnages. Copie et report sur papier de cette composition dont je passai le trait à la plume, ensuite copie et réduction du même sujet pour en trouver l’effet plus facilement (…). Cela fait je terminais à la plume, ainsi qu’on le voit, toutes mes compositions, alors restait le second report sur bois... que j’ai confié constamment à un brave et consciencieux graveur August Desp[eret].
Le processus de conception de l’illustration est documenté dans une page de l’album qui réunit quatre dessins préparatoires pour « La Cigale et la Fourmi ». Le premier met en scène, dans un intérieur, une vieille commerçante usurière et une jeune fille portant une guitare (fig. 20 ). Le second place les deux protagonistes à l’extérieur, en plein vent (car la « bise fut venue »), dans un environnement rural, devant la porte d’une chaumière, et sous des traits humains. La troisième esquisse montre la même scène, mais avec des animaux costumés, et la dernière propose une version plus naturaliste de la fable (fig. 21). Ces quatre variantes diffèrent cependant de la version gravée par Henri Brevière (1797-1869) et François Rouget (1811-1887), inversée par rapport au dessin (fig. 22). La xylographie définitive place la fourmi de dos, donne à voir la tête de la cigale et suggère en arrière-plan des travaux agricoles (fig. 23). A ce propos, dans sa lettre-préface, Grandville se plaint des trahisons opérées par les graveurs qu’il qualifie dans une autre lettre de « bourreaux des bois » :
C’est alors qu’il me restait à subir la plus cruelle – horrible – des tortures... à passer sous l’outil impitoyable du graveur, heureux quand ce n’était pas un outilleur de 3e main, le 4e élève d’un chef d’atelier très peu fort de lui-même […] mais encore combien... le sang me monta au visage […] à la vue de tant d’atroces cruautés... de tant de mutilations opérés par ce que ces messieurs appelaient tranquillement du métier – Je me rappelle à ce propos, qu’à la vue du 1er dessin qui fut gravé celui qui représente la cigale – je sautai en l’air, je courus chez le graveur... tout le travail avait été changé, deux pattes de l’animal avait été supprimées etc.
[4] Dans une perspective anthropologique, voir Christian Talin, Anthropologie de l’animal de compagnie. L’animal, autre figure de l’altérité,Paris, L’Atelier de l’Archer, 2000. Sur la défiance de la religion chrétienne, voir Eric Baratay, L’Eglise et l’animal (France, XVIIe-XXe siècle), Cerf, 1996. Du même auteur : Et Dieu créa l’animal. Histoire d’une condition, Paris, Odile Jacob, 2003 et La Société des animaux : de la Révolution à la Libération, La Martinière, 2008.
[5] Notamment dans la Philosophie zoologique de 1809 et dans l’Histoire naturelle des animaux sans vertèbres (1815-1822). Sur l’origine du mot « biologie » et ses usages bien avant Lamarck, voir Robert J. Richards, The Meaning of Evolution, Chicago, University of Chicago Press, 1992 ; Gerhard H. Müller, « First use of biologie », Nature, n° 302, 28 avril 1983, p. 744.
[6] Goethe avait défendu cette opinion dans ses Schriften zur MorphologieI, parus entre 1817 et 1824 : « Les êtres organisés les plus parfaits (…) sont tous formés selon un schéma primitif unique ». Voir Stéphane Schmitt, « Type et métamorphose dans la morphologie de Goethe, entre classicisme et romantisme », Revue d’histoire des sciences, 2001, pp. 495-521 ; Jean-Paul Aron, « Science et Histoire : le temps de la biologie au début du XIXe siècle en France », L’Endurance. Mélanges pour saluer Jean Beaufret, Paris, Plon, 1968, p. 175 ; Georges Canguilhem, Etudes d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968 et Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977 ; Patrick Tort, La Pensée hiérarchique et l’évolution, Paris, Aubier, 1983.
[7] Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard, 1966, p. 150.
[8] Eric Baratay, Elisabeth Hardouin-Fugier, Zoos : histoire des jardins zoologiques en Occident (XVIe-XXe siècles), Paris, La Découverte, 1998 ; Luc Vezin, Les Artistes au Jardin des Plantes, Paris, Herscher, 1990 ; Le Zoo d’Orsay, sous la direction d’Emmanuelle Héran, Paris, Gallimard, 2008.
[9] Sur Grandville et l’animalité, voir Philippe Kaenel, « Le Buffon de l’humanité : la zoologie politique de J.-J. Grandville (1803-1847) », La Revue de l’art, n° 74, 1986, pp. 21-28. Au cœur de l’ouvrage de référence de Grandville, Un autre monde, paru en 1844 (trois ans avant sa mort prématurée), figurent deux chapitres intitulés Une après-midi au Jardin des Plantes. Dans un espace qui fait directement allusion à l’institution parisienne, le lecteur spectateur découvre des créatures hybrides qui, non seulement échappent aux divisions linnéennes, mais encore les tournent en dérision. Ces illustrations d’Un autre monde sont en fait une variation et une autocitation des Scènes de la vie privée et publique des animaux, paru chez Hetzel en 1842, avec des contributions de Balzac, Nodier, Janin, Sand ou Hetzel lui-même.
[10] Extrait de La Caricature du 27 janvier 1831.
[11] Philippe Kaenel, « Le Romantisme et la révolution animale », Romantisme et Révolution II. Des utopies au désenchantement, Cahiers de la NRF, 2010, pp. 253-274.
[12] Alain-Marie Bassy voit en Grandville un costumier théâtralisant à outrance La Fontaine dans sa volonté d’humaniser les animaux, ce qui le conduit à une conclusion qui peut laisser perplexe : « L’animal semble donc perdre une nouvelle fois son animalité (…) rhabillant La Fontaine sur le patron des Métamorphoses du jour, il avait négligé de s’intéresser à l’homme (…). Le plus grand reproche que l’on puisse lui faire est, en fin de compte, moins sa vulgarité ou sa platitude d’invention, que sa trop grande timidité » (Les "Fables" de La Fontaine. Quatre siècles d’illustration, Op. cit., pp. 127-128). Or, s’il est un artiste qui s’en appliqué à figurer l’animalité et a fait démonstration d’une ingéniosité que lui reprocheront de nombreux critiques (à commencer par Baudelaire, qui le juge « maladivement littéraire »), c’est assurément Grandville.
[13] Nancy, Bibliothèque municipale, Rés. 4288.