En effet, les cigales comme les fourmis ont six pattes (fig. 24) [14]. Mais rien n’empêche d’imaginer la paire manquante – chez les deux animaux en question – sous leurs vêtements. Plusieurs dessins confirment l’attention portée par Grandville à la physionomie des insectes. Or, le plus curieux pour un artiste aussi pointilleux est le fait qu’il ait substitué à la cigale de la fable une créature qui appartient au groupe des orthoptères (aux ailes droites), créature dont la tête est celle d’un criquet (fig. 25) et les longues antennes tendent vers celles d’une sauterelle (fig. 26)… Pourtant, l’un des quatre dessins préparatoires reliés dans l’album de Grandville met en image une « vraie » cigale (fig. 21 ). Comment expliquer ce qui paraît résulter d’un choix interprétatif de la part de l’illustrateur ? Sans trahir l’esprit de la fable, cette substitution se fonde sur des raisons formelles et culturelles : les compétences musicales du criquet sont ici combinées à la réputation de parasite vorace de la sauterelle et aux usages familiers du mot (une grande sauterelle est une femme maigre et osseuse). On pourrait aussi voir, dans la forme de la guitare, un rappel du corps plus massif de la cigale. Dans tous les cas, Grandville opère une interprétation visuelle qui est loin d’être unique dans l’iconographie des fables de La Fontaine. Presque tous les illustrateurs, et les plus célèbres – François Chauveau et Oudry en tête – ont remplacé la cigale par des sauterelles ou des criquets. A la suite de Grandville, Tony Johannot (1803-1852) suit assez servilement l’exemple de son concurrent, dans une illustration collective parue chez Aubert en 1842. Il n’est jusqu’à Doré qui ne reprenne cette convention dans un remarquable dessin exécuté sur un bois non gravé, conservé au Musée de Strasbourg (fig. 27) [15].
Gustave Doré : le modèle éclectique
L’illustration des Fables de La Fontaine fait partie du projet que Doré avait aux environs de 1855, et qu’il formule dix ans plus tard dans une lettre autobiographique adressée probablement à un journaliste :
Je conçus à cette époque le plan de ces grandes éditions in-folio dont le Dante a été le premier volume publié. Ma pensée était, et est toujours celle-ci : faire dans un format uniforme et devant faire collection, tous les chefs-d’œuvre de la littérature, soit épique, soit comique, soit tragique. Les éditeurs auxquels je fis part de mes plans ne trouvant pas l’idée pratique, m’alléguaient que ce n’était pas dans un moment où les affaires de la librairie avaient pour base le bon marché excessif, qu’il fallait lancer de volumes à cent francs, et qu’il n’y avait aucune chance de réussite à créer ce contre-courant. De mon côté, je raisonnai d’une manière opposée, et je basai mon espérance sur ce fait même : c’est que, dans tous les temps où un art ou une industrie tombe, il reste toujours quelques centaines de personnes qui protestent contre ce déluge de choses communes, et prêtes à payer ce qu’elle vaut la première œuvre soignée qui se présente [16].
Doré poursuit en énumérant la trentaine de chefs-d’œuvre littéraires qu’il compte réaliser en une dizaine d’années, au nombre desquels sont les Fables de La Fontaine.
La promotion agressive de l’ouvrage par l’éditeur Hachette trahit les enjeux financiers colossaux qui sous-tendent une telle réalisation, véritable superproduction éditoriale (les deux volumes en grand in-folio sont enrichis de 84 hors-texte et de 248 vignettes). En plus d’affiches (fig. 28 ), des prospectus proposent des échantillons de l’œuvre à venir, dont ils vantent, avec force superlatifs, le luxe et le bon marché relatif, une combinaison commerciale rendue possible par les tirages élevés et par la diffusion internationale des éditions (les Fables sont reprises à Londres la même année, à Amsterdam peu après, à Rotterdam en 1875, à Varsovie et Berlin en 1876, à Lisbonne et Rio en 1886, à New York en 1887, etc.).
Bien que tout distingue en apparence les grands in-folios de l’in-octavo illustré par Grandville trente ans plus tôt, l’œuvre de Doré reconnaît le tournant opéré par son prédécesseur, dont il fut l’émule dans son enfance. Les premiers albums de dessins du jeune Doré datent en effet de la fin des années trente, alors qu’il n’a pas encore dix ans. Les Aventures de Mr Fox (vers 1839, fig. 29), album de dessins au crayon conservé en collection privée, met en scène un couple de renards à la manière de Grandville, dont les Métamorphoses du jour servent explicitement de modèle à un second album animalier, richement aquarellé [17]. Une autre page isolée de même type, intitulée L’Abeille et la Mouche (fig. 30 ), précède de peu le déménagement de Doré à Paris, où, à l’âge de quinze ans, il est engagé au Journal pour rire par Charles Philipon en 1847. Certains dessins commandés par ce journal font alors directement référence aux Scènes de la vie privée et publique des animaux par Grandville. Enfin, dans les années 1850 et 1860, Doré propose, en lithographie puis en peinture, des scènes trahissant son intérêt pour le mode de la fable, qu’il aborde donc frontalement peu avant 1868, à la demande de Hachette.
Dans cet ouvrage, la dette de Doré envers Grandville est très apparente. Ainsi, l’en-tête de « La Cigale et la Fourmi » reprend globalement la scène et le décor imaginés par le dessinateur nancéien (fig. 31). Ces éléments sont répétés dans le hors-texte qui souligne l’identité alsacienne de la paysanne laborieuse, entourée de ses enfants, un ajout qui n’est pas anodin (fig. 32). En effet, la physionomie de la fourmi tricoteuse n’exprimant pas les défauts moraux que La Fontaine lui prête, l’air de défiance des bambins vient signifier le rejet dont pâtit la « cigale tsigane » (un calembour possible). Il se peut d’ailleurs que, pour ne pas trancher par une expression physionomique univoque, Grandville ait justement choisi de faire figurer sa fourmi de dos.
Avec cette illustration liminaire, le lecteur pourrait penser que Doré a pris le parti de renoncer au registre animalier. Il n’en est rien. Les lions, les rats, les moutons, les renards et en particulier les loups qui animent les pages consécutives font montre d’un naturalisme très abouti. Par ailleurs, la fable du « Loup devenu Berger » offre à Doré, comme à ses prédécesseurs, l’occasion d’explorer le mode de l’anthropomorphisation (fig. 33 ).
La technique de gravure dont Doré est alors le promoteur, la gravure d’interprétation ou bois de teinte, implique qu’il exécute ses illustrations à la plume, au lavis et à la gouache, directement sur le bois. « La Cigale et la Fourmi » est gravé par l’un des maîtres de cette école xylographique, Stéphane Pannemaker, associé pour l’occasion à un certain Doms, probablement un élève de son atelier. Les grandes planches imaginées par Doré rappellent le fini des tailles-douces de Cochin d’après Oudry. Mais elles les supplantent par des effets d’un spectaculaire inégalé, par un sens dramatique que Doré a exercé depuis plus d’une dizaine d’années en illustrant Rabelais, Dante, Cervantès et la Bible exceptionnelle qu’il vient d’achever en 1866. Le rat des villes et le rat des champs paniqués en débandade sur une table fastueuse (fig. 34), le loup féroce toisant l’agneau, ou ses confrères surgissant une nuit de pleine lune (fig. 35), les yeux brillants, face au lecteur-spectateur placé dans l’enclos avec les brebis saisissent avec une rare intelligence scénographique le « moment le plus fécond » (Lessing) de la fable.
Avec de tels hors-textes, Doré cherche sans nul doute à surclasser l’œuvre de Grandville et d’Oudry, les deux modèles alternatifs et incontournables. La référence au XVIIIe siècle paraît d’ailleurs insistante dans l’édition Hachette, en particulier dans la partie introductive qui s’ouvre sur le portrait célèbre de l’écrivain par Hyacinte Rigaud, repris en héliogravure [18]. Le volume illustré par Doré est l’un des indices d’un phénomène qui atteindra son point culminant autour de 1875 : le goût du XVIIIe siècle, la flambée bibliophilique et spéculative qui en a résulté [19]. Ainsi, l’illustration de la fable « Le Singe et le Dauphin » (reprise du décor du Labyrinthe de Versailles et de la planche d’Oudry, fig. 36 ) vaut comme une sorte de clin d’œil et d’hommage à la culture artistique et au merveilleux zoologique antérieur à la Révolution.
Par ailleurs, Doré multiple les autocitations ludiques. La fable « Les Deux Mulets », par exemple, semble directement extraite de son voyage en Espagne, qui paraît dans le journal Le Tour du monde depuis 1862. Doré profite de « La Montagne qui accouche d’une Souris » pour introduire la figure de Don Quichotte et Sancho Pança, sorte de commentaire en miroir sur le sens du poème et du roman de Cervantès (fig. 37). Ailleurs, le Panurge de Rabelais fait son apparition dans l’illustration de « Le Berger et le Roi » : nouvelle démonstration des potentialités de la parole générique de la fable (fig. 38). La figure de la cigale, imaginée par Doré en bohémienne, s’inscrit dans cette logique. On sait à quel point les itinérants, vagabonds, migrants et saltimbanques ont été soupçonnés de stimuler l’instabilité sociale, notamment par leurs activités de colportage, sous la Monarchie de Juillet, mais surtout après la Révolution de 1848 et plus encore sous le Second Empire. Le gouvernement, en 1849, a déclaré la guerre aux saltimbanques assimilés à des vagabonds qui, selon le ministre, sont « les auxiliaires naturels des établissements socialistes, et ne sont en réalité que des mendiants » [20]. « La Cigale et la Fourmi », illustrée par Doré à la suite de Grandville, déplace la réalité de ces questions sociales dans la sphère de la morale et de l’éthique bourgeoise du travail, et dans un espace rural éloigné des vicissitudes de l’immigration urbaine et de la paupérisation qui frappe durement la paysannerie dans les mêmes années. Elle introduit également des distinctions culturelles : dans l’illustration de Doré, l’Alsacienne aisée fait face à une bohémienne de type hispanique.
[14] Précisons que le naturaliste Latreille, qui poursuit l’entreprise monumentale de Buffon, nous informe, dans le chapitre consacré aux cicadaires, que, contrairement à la tradition, seules les cigales mâles ont les organes nécessaires pour se faire entendre des femelles, de même le criquet qui, lui, fait vibrer ses pattes contre ses élytres pour la même raison (Pierre-André Latreille, Histoire naturelle générale et particulière des crustacés et insectes, Paris, F. Dufart, 1802).
[15] Plume, encre, lavis, gouache blanche, sur bois, H. 0,188 m ; L. 0,246 m, Inv. : XXVIII 90, Strasbourg, Musée d’Art moderne et contemporain de la Ville de Strasbourg.
[16] Manuscrit conservé dans une collection particulière, publié (et partiellement corrigé) : Blanche Roosevelt, La Vie et les œuvres de Gustave Doré, d’après les souvenirs de sa famille, de ses amis et de l’auteur, traduit de l’anglais par M. Du Seigneux, préface par Arsène Houssaye, Paris, Librairie illustrée, 1887, pp. 187-190. Sur le plan d’illustration de Doré, voir Philippe Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880. Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Genève, Droz, 2004 et Gustave Doré (1832-1883). L’imaginaire au pouvoir, Paris, Flammarion, 2014.
[17] Album de 28 dessins, 1842, H. 0,128 m ; L. 0,203 m. Musée d’Art moderne et contemporain de la Ville de Strasbourg, Inv. 600.
[18] Dimension accentuée par les vignettes liminaires de Fellmann pour les cinq bandeaux aux titres et les vignettes (toutes gravées par Duhamel).
[19] Jean-Paul Bouillon, « La vogue du livre à gravures du XVIIIe siècle sous le Second Empire et au début de la IIIe République », Cahiers de Varsovie, 1982, pp. 247-288.
[20] Timothy J. Clark, The Absolute Bourgeois. Artists and Politics in France 1848-1851, Londres, Thames and Hudson, 1982 [1973], p. 203, note 67.