Dissipation des corps, éblouissement du désir (H. Fragonard)
L’œuvre peinte et dessinée de Jean-Honoré Fragonard se nourrit de l’imaginaire littéraire, que l’artiste explore plus spécifiquement dans une production illustrative foisonnante [55] ; les textes de Le Tasse, Boccace, L’Arioste, Cervantès et La Fontaine, donc, ont fourni à Fragonard un tremplin à l’expression bouillonnante de son pinceau ou de son crayon. Ces entreprises de plus ou moins grande envergure répondent probablement à des commandes, mais satisfont surtout son goût littéraire. De ce corpus abondant, on retient essentiellement les représentations, nombreuses, attachées au Roland furieux et les dessins renvoyant aux Contes et nouvelles de La Fontaine, lequel serait le guide de « ses premiers pas dans le domaine de l’illustration » [56]. Ces derniers dessins constituent, selon José-Luis de Los Llanos, « une synthèse de l’inspiration de l’artiste » [57]. Difficile néanmoins d’en connaître précisément le nombre et contexte d'exécution » [58]. L’éditeur Pierre Didot, dont le nom est associé à de nombreuses éditions illustrées au XVIIIe siècle (L’Histoire du Chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut ou L’Astrée par exemple), ne serait pas étranger à un projet d’édition des Contes illustrés par Fragonard, mais l’aventure éditoriale sera toutefois avortée [59]. Ces compositions, en particulier la série des cinquante-sept contre-épreuves du Petit-Palais, déploient toute l’ardeur du trait que l’on connaît à Fragonard ; la technique utilisée, la pierre noire rehaussée de lavis de bistre [60], renforce cette impression de mouvement et de tournoiement des corps et des décors : « Chez lui, le bistre n’est jamais noir, n’est jamais lourd ni pâteux ; il s’anime de légèreté, de la transparence, de la chaleur fauve » écrivent les frères Goncourt à ce sujet [61]. Ce bouillonnement généralisé a pu être analysé comme l’expression d’un désir enthousiaste, effervescent ; l’illustration du « Cas de conscience » et de l’ardente observation d’Annette offrent sur ce point des perspectives révélatrices.
Le feuillage nourri [62], typique du moutonnement nébuleux de Fragonard, occupe toute la moitié supérieure de la composition ; s’y ressent une agitation qui contraste avec la moitié basse, d’apparence plus statique (le tout premier plan rocailleux n’y est pas étranger). Néanmoins, l’animation supérieure tend à se ramifier, par des branchages, des éléments végétaux qui prolongent sinueusement le feuillage ; et à y regarder de près, les deux personnages eux-mêmes sont saisis dans un mouvement. L’observatrice, de dos – nous y reviendrons –, est en léger déséquilibre : ses pieds accrochent le sol et sa main droite paraît tendue vers une branche ; la figure épiée semble onduler : la discrète torsion du corps et le tissu levé suffise à animer cette figure aux contours flous. Or, c’est bien ce « flou », cet évanouissement charnel qui vient caractériser ces deux corps, l’un de dos et l’autre évanescent. Il convient de s’y attarder.
La figure féminine, en position d’observatrice, est à nouveau au premier plan, mais placée de dos, là où elle est plus conventionnellement représentée de profil. Son regard n’est plus visible en tant que tel, il se désincarne, au sens propre : il n’est plus yeux, visage, mais forme, celle d’une trouée à la rondeur tout oculaire. L’œil accède aux dimensions de la nature, là où le corps se refuse à la visibilité : ce n’est pas l’objet du spectacle, c’est son invitation. La lumière émanant de l’espace épié appuie son caractère spectaculaire. Nous sommes ainsi conviés à partager ce regard en contemplant l’objet épié à travers une seconde ouverture dans la verdure : les deux brèches, mises sur un même plan, semblent placer le spectateur en position de complice. Mais que perçoit-on alors, aux côtés de l’héroïne ? Une figure assez lointaine, aux contours flottants. L’analyse d’Aurélia Gaillard est plus radicale : « ce qu’on voit, c’est précisément qu’on ne voit rien ; l’œil est ébloui et aveuglé par la lumière et le jeune homme, dans sa matérialité, disparaît » [63]. Le corps perçu semble en effet s’évanouir, se dissiper. Malgré tout, si l’œil persiste, approfondit sa visée, il découvre bien un corps esquissé, mais un corps comme dénué d’attrait identifiable. Ce corps, paradoxalement, semble se découvrir, retirer un tissu : si l’eau n’est pas visible, la posture fait écho à des attitudes féminines dans le cadre d’une scène de bain [64]. Il s’agirait donc davantage d’un corps féminin, mais l’objet du désir, dans son identité et sa sensualité, échappe : il doit se prolonger sur le plan de l’imaginaire [65]. En cela, le spectateur n’est pas tant complice de l’héroïne du conte qu’alter égo, nouvelle Annette qui ne surprend pas Guillot, mais un corps fantasmé : l’effacement de la chair est espace du fantasme, non plus celui du personnage, mais celui du spectateur. L’éblouissement qui perce à travers l’épaisseur végétale n’est plus tant alors l’éclat d’un spectacle concret, charnel, que celui d’un désir, projeté sur la toile, dans les sinuosités effervescentes du trait de Fragonard.
« Le XVIIIe siècle demeure, pour l’illustration des Contes, son âge d’or » [66] assure Jean-Pierre Collinet. De Cochin à Fragonard, l’illustration du « Cas de conscience » à travers estampes, dessins et peintures indique combien le texte d’origine est moins point de référence que point d’ancrage : la reprise et le renversement d’un schéma traditionnel, la malice lexicale et la référence aux domaines artistiques invitaient à prolonger la verve lafontainienne vers l’univers visuel. Mais il ne s’agit pas tant, comme dans d’autres situations conventionnelles du recueil, d’afficher les corps, de rendre compte « littéralement » de l’érotisme des chairs perçues : ces quatre compositions ont plutôt exploré le prestige de la vision et interrogé la découverte sexualisée. En affichant comme en inversant le principe de vision et de visibilité, une telle situation conforte autant qu’elle interroge les facultés et les privilèges attribués au féminin et au masculin. Aussi regard et corps se sont-ils à la fois disséminés et affirmés, estompés du point de vue figuratif et renforcés sur le plan symbolique : le « jeu du dévoilement » s’en trouve « opacifi[é] » [67], courbé, à l’image des lignes serpentines qui parcourent plusieurs de ces images. La gaillardise tant signalée du recueil de Contes et nouvelles en vers en ressort gauchie, elle aussi comme renversée dans des images où il faut projeter l’érotisme sur des figures plus fonctionnelles que fictionnelles, l’un regard désirant, l’autre objet du désir. L’attractivité du corps féminin apparaît seulement en filigrane : le traitement tour à tour dévitalisé, dévirilisé ou estompé du corps masculin en évanouit la référence pour en faire le support d’un fantasme en attente d’incarnation. En définitive, l’image rejoue la leçon du conte au niveau du seul spectateur réel : « est-il quelque défense/Qui l’emporte sur le désir/Quand le hasard fait naître un sujet de plaisir ? ». Sujet de plaisir en elle-même, l’illustration laisse le voyeur sans défense, interpelé par un objet du désir tout à la fois fuyant et éclatant.
[55] Sur ce point, nous renvoyons aux travaux de Marie-Anne Dupuy-Vachey : Fragonard. Les plaisirs d'un siècle, Paris, Musée Jacquemart-André, 3 octobre 2007-13 janvier 2008, sous la direction de M.-A. Dupuy-Vachey, Gand, Snoeck, 2007, pp. 22-24, et « Fragonard illustrateur », dans Fragonard amoureux, galant et libertin, Op. cit., pp. 100-101.
[56] Selon Marie-Anne Dupuy-Vachey (Fragonard. Les plaisirs d'un siècle, Op. cit., p. 54). Le chapitre 2 de l’ouvrage est significativement intitulé « Un maître en libertinage : Jean de La Fontaine » ; les pages 54-57 sont consacrées à l’illustration des Contes.
[57] José-Luis de Los Llanos, Fragonard et le dessin français au XVIIIe siècle dans les collections du Petit Palais, Op. cit., p. 199 ; voir les pages 191-200 sur l’illustration des Contes et nouvelles en vers. L’essai que Philippe Sollers consacre à Fragonard fait ainsi la part belle aux dessins inspirés des Contes de La Fontaine, Les Surprises de Fragonard, Paris, Gallimard, 1987, pp. 98 sq.
[58] Jean-Pierre Collinet estime qu’« on ne sait au juste dans quelles circonstances ni quand il entreprit d’illustrer les Contes (« La Fontaine et ses illustrateurs », art. cit., p. CXL). José-Luis de Los Llanos propose des pistes de contextualisation (Fragonard et le dessin français au XVIIIe siècle dans les collections du Petit Palais, Op. cit., pp. 192-194 et 198-1999). Marie-Anne Dupuy-Vachey revient sur ces questions, à la fois de datation et de classification des dessins (Fragonard. Les plaisirs d'un siècle, Op. cit., pp. 54-57, en particulier aux notes 3 et 17, p. 57).
[59] Ces dessins pourraient être antérieurs à toute commande, comme le rappelle José-Luis de Los Llanos (Fragonard et le dessin français au XVIIIe siècle dans les collections du Petit Palais, Op. cit., p. 192), mais leur nombre et leur reprise successive laissent supposer un projet d’édition. Si les illustrations de Fragonard ne sont pas publiées d’emblée avec l’édition Didot, elles sont annoncées en 1796 ; seules un peu moins de vingt planches d’après Fragonard sont éditées, avant que les deux volumes illustrés ne paraissent au XIXe siècle (Contes de La Fontaine, Paris, Chez Levasseur, 1884). Voir en particulier José-Luis de Los Llanos, Fragonard et le dessin français au XVIIIe siècle dans les collections du Petit Palais, Op. cit., p. 192, et Marie-Anne Dupuy-Vachey, Fragonard. Les plaisirs d'un siècle, Op. cit., p. 56.
[60] Des traits de plume sont parfois ajoutés sur le lavis ; voir José-Luis de Los Llanos, « Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., pp. 91 et 95, ainsi que Marie-Anne Dupuy-Vachey, Fragonard. Les plaisirs d'un siècle, Op. cit., p. 55.
[61] Jules et Edmond de Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle, Op. cit., t. III, p. 296.
[62] « Partout où La Fontaine décrit un parc, un sous-bois, un arbre simplement, Fragonard saisit l’occasion qui lui est offerte, et ce sont là certains des plus grands bonheurs de composition » (José-Luis de Los Llanos, Fragonard et le dessin français au XVIIIe siècle dans les collections du Petit Palais, Op. cit., p. 198).
[63] Aurélia Gaillard, « Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 38.
[64] Voir par exemple l’illustration de Zélis au bain par Eisen (« Zélis au bain », gravure de De Longueil, Zélis au bain, Genève, [s.n.], 1763, planche 2). On pourrait également mettre en lien cette posture avec le dessin donné pour le conte « L’Ermite » dans lequel on retire les vêtements d’une jeune femme, dont le corps est bien plus dessiné ; voir la notice de Marie-Anne Dupuy-Vachey, Fragonard amoureux, galant et libertin, Op. cit., cat. 25, p. 112.
[65] Il s’agirait ainsi de ce qu’Aurélia Gaillard nomme « une image romanesque », « une image qu’il s’agit moins d’interpréter, de déchiffrer que de regarder ou d’écouter, dirait Diderot » (« Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 30). C’est en cela que Fragonard serait « l’interprète idéal de La Fontaine », (José-Luis de Los Llanos, Fragonard et le dessin français au XVIIIe siècle dans les collections du Petit Palais, Op. cit., p. 197).
[66] Jean-Pierre Collinet, « La Fontaine et ses illustrateurs », art. cit., p. CXLII.
[67] Aurélia Gaillard, « Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 38.