« Le Cas de conscience » de La Fontaine :
itinéraire illustratif au XVIIIe siècle
.

Intensité du regard, trouble du décor
et confusion des corps

- Floriane Daguisé
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Fig. 6. G. de Saint-Aubin, Le Cas de
conscience
, [s d]

Le premier constat relève de la voyeuse, auparavant au premier plan, adjuvante de la vision du spectateur. Chez Eisen, le corps féminin s’efface : il est réduit à un visage, figuré à l’arrière-plan : c’est le seul artiste de cette galerie illustrative qui place ainsi la figure observatrice en retrait, dans une position frontale vis-à-vis du récepteur. Ne restent que les emblèmes du personnage dans cette scène : le regard et les mains, dont l’une est figurée bien ouverte ; l’héroïne est incarnée par sa seule vision toute tactile, mise en valeur par l’encadrement entre deux troncs, redessinant l’ouverture optique. Seul apparaît le corps masculin, placé au premier plan. Toutefois, son traitement connaît là encore des déplacements dignes d’intérêt : les traits fins, la coiffure relevée, la posture serpentine, le drapé délicatement enlevé, les jambes resserrées, la musculature qui s’évanouit dans le bas du corps… autant d’éléments qui nuancent une virilité pourtant scrutée. Si les figurations de la masculinité ont évidemment évolué [35], tout se passe comme si la position d’objet épié, traditionnellement associé au corps féminin, parasitait la figuration du corps masculin. Aux frontières de l’androgynie, ce corps semble traité selon les codes des figurations féminines : il n’est pas tant dévitalisé que dévirilisé [36]. C’est l’identité masculine qui se trouve ici interrogée, remodelée, réinterprétée à la lumière de son statut de spectacle.

Persiste néanmoins l’attribut viril ultime, bien visible sur l’estampe « avant feuillage ». Si le corps connaît une forme d’affadissement viril, l’ensemble de la composition semble en effet polarisé par le sexe masculin : l’environnement se trouve contaminé par une sexualisation imposante. C’est ainsi par le décor qu’Eisen insiste malicieusement sur l’enjeu de l’observation indiscrète, la découverte de l’anatomie masculine, spécifiquement sexuelle, par la jeune ingénue. Dans la continuité de la vignette de Cochin, l’environnement agreste est surinvesti par la vision instructive : le choix habile des saules têtards [37], aux formes phalliques noueuses, engage un jeu d’écho entre l’objet des regards et la nature qui l’entoure. La centralité symbolique du sexe masculin apparaît d’autant plus nettement quand on sait que cette estampe possède une version dite « après feuillage » ou « après nuage » : la seule différence réside dans la présence d’un rameau opportun qui vient dissimuler aux yeux des spectateurs le sexe exhibé [38].

Cette double version de l’illustration du conte invite à considérer de manière plus réflexive le statut du regard. En masquant l’objet d’attention, l’image en souligne la frontalité. Comme souvent dans le cadre de la figuration d’un dispositif optique clandestin [39], c’est bien le spectateur ultime qui est l’observateur privilégié. Aurélia Gaillard insiste sur ce point :

 

Les illustrations, les deux, découvertes et couvertes, de Eisen ne jouent pas tant du dévoilement que (à la façon d’un Jugement de Pâris longuement commenté par H. Damisch) de la place du spectateur : seul le lecteur-spectateur peut voir de face le corps dévoilé du jeune héros, tandis qu’Anne présentée à l’arrière de l’image n’en peut voir que le dos [40].

 

L’indiscrète Anne, dont le regard est pourtant figuré de manière superlative, n’a finalement accès qu’à peu de chose : elle n’est pas témoin d’un spectacle, mais fondamentalement signal de son existence et, surtout, de sa nature, ici sexuelle. D’actrice-spectatrice dans le conte comme dans les premières illustrations, le personnage est davantage ici l’indice d’une intimité surprise, découverte, dans les deux sens du terme. La composition de l’image souligne simultanément la nature érotique de l’objet et la nature transgressive du regard, mais elle en marque aussi la portée fondamentalement pédagogique. Le conte insiste bien sur le caractère initiatique de la vision clandestine, préalable à l’initiation sexuelle ; l’héroïne est d’ailleurs tôt qualifiée de « drue » : l’adjectif, relatif à la fauconnerie, qualifie les oiseaux prêts à quitter le nid. L’image rejoue l’apprentissage visuel, en plaçant non l’héroïne en position liminaire, mais le spectateur, au seuil de l’initiation, comme rejouée pour lui.

 

Vision champêtre et fantasme charnel (G. de Saint-Aubin)

 

Si les Contes ont été la source d’entreprises illustratives de grande ampleur, ils se sont également prêtés à l’interprétation picturale, support ou non d’estampes ou d’éditions spécifiques. La critique a pu souligner la concordance entre l’inspiration picturale contemporaine, volontiers galante et théâtralisée [41], et l’atmosphère lafontainienne, polissonne et souriante. Qu’il s’agisse ou non de commande, les peintres puisent dans ces textes des situations à la fois traditionnelles et équivoques. Pater et Lancret ont notamment été de grands interprètes des textes de La Fontaine ; un autre artiste, moins souvent mis en avant dans ce cadre, surgit néanmoins quand on s’intéresse à la mise en image du « Cas de conscience » : Gabriel de Saint-Aubin. Reconnu comme un dessinateur prolifique [42], observateur avide de la société qui l’entoure, on a pu le considérer comme un chroniqueur de son époque [43]. Son goût de l’écrit le distingue également : qu’il s’agisse d’inscriptions, nombreuses dans ses œuvres [44], ou de son inspiration littéraire [45], sa production est traversée par une dynamique textuelle. S’il a illustré ou gravé catalogues de vente, livrets de Salons ou guides de Paris, Gabriel de Saint-Aubin a pu également prendre part à des entreprises illustratives, comme celle réalisée en 1745 avec son frère pour le sulfureux Thémidore de Godard d’Aucourt [46], lequel contient plusieurs scènes d’observation clandestine. Nul doute que l’indiscrétion d’Anne dans « Le Cas de conscience » ne lui fournisse un sujet digne de son intérêt pour l’acuité visuelle. Notons que cette œuvre, désignée par les frères Goncourt comme « une charmante composition pour Le Cas de conscience » [47], est d’abord connue sous la forme d’un dessin à l’encre de Chine [48]. Il semble en réalité que le dessin soit l’œuvre d’Augustin et de Gabriel de Saint-Aubin [49], et que la peinture qui s’en soit suivie soit l’œuvre du seul Gabriel [50]. Cette composition offre des perspectives figuratives qui s’inscrivent dans la tradition illustrative jusque-là déployées, mais qui en infléchissent certains aspects, en particulier dans le traitement du décor signifiant cher à Eisen.

C’est bien d’abord avec l’image d’Eisen que l’on peut mettre en lien la toile de Saint-Aubin. On relève en particulier l’ouverture favorable à la vision et le pudique branchage qui vient dissimuler le sexe masculin [51]. La composition renoue toutefois avec celle de De Hooch : la figure féminine est au premier plan, à droite, et contemple Guillot au bain, debout dans l’eau. Ce dernier ne tient pas complètement de l’éphèbe ni de l’androgyne – même si l’on peut souligner la courbure de son corps et la finesse des traits du visage –, mais relève plutôt de l’univers champêtre : ce chapeau plat est l’indice d’un campagnard se rafraîchissant après les travaux des champs [52]. En cela, l’image s’inscrit dans la coloration pastorale du conte source. Ce corps n’est toutefois pas au cœur de la composition : il est bien réalité perçue, mais non enjeu de la figuration. Cette fois, la disposition permet au regard de la jeune femme d’accéder à l’objet de son attention : en effet, le rameau ne semble obstruer la vue que du spectateur réel. Cette toile n’est pas tant polarisée par le corps ou le sexe [53], comme chez Eisen, que par le regard en lui-même, comme surdéterminé par la végétation.

Le décor a à nouveau une fonction signifiante. L’arbre, obstacle-adjuvant de la vision de la jeune femme, est en particulier digne d’intérêt. La ramure forme un arc de cercle qui unit les deux pôles actanciels de la scène et dirige assez clairement les yeux vers leur destination. Surtout, cette frondaison ainsi déployée, dupliquée à l’arrière-plan, évoque une brassée de plumes composée à la manière de la roue d’un paon [54]. On connaît le lien graphique qui unit les plumes du paon au regard : l’arbre-Panoptès rend compte de l’insistance lexicale entourant la vision dans le texte initial. Anne est « attentive » et « contemplative », tout absorbée par les « idées » qui l’occupent. Ce terme associe la vision au fantasme : le jeu du feuillage, offusquant la vue du spectateur, révèle en réalité la nature coupable des rêveries. La sentence du confesseur, sur laquelle repose le renversement mordant du conte, trouve sa pleine illustration facétieuse : « Autant vaut l’avoir vu que de l’avoir touché ». Les branches dessinent précisément la trajectoire de la vue au toucher, ou plus précisément de la passivité spectatrice figurée à l’activité érotique fantasmée. De ce point de vue, la main posée au creux de l’ouverture visuelle n’est probablement pas innocente : la forme de cette ouverture n’est pas sans rappeler le sexe féminin. L’atmosphère de douceur pastorale est contaminée par une sensualité de la suggestion : Saint-Aubin trouve ici l’équivalent du fameux voile lafontainien invitant à être élucidé, tel un rameau à soulever.

 

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[35] L’ample Histoire de la virilité. L’invention de la virilité. De l’Antiquité aux Lumières en donne la mesure (sous la direction d’A. Corbin, J.-J. Courtine et G. Vigarello, Paris, Le Seuil, t. I, 2011).
[36] L’androgynie – comme son étude – est un sujet d’interrogation au XVIIIe siècle ; sur cette question, voir Mechthild Fend, Les Limites de la masculinité. L’androgynie dans l’art et la théorie de l’art, 1750-1850, Paris, La Découverte, 2011 [2003].
[37] Le texte précise bien qu’il s’agit de saules (« des saules la couvraient/Comme eût fait une jalousie »), mais le feuillage est ici moins central que les troncs vigoureux.
[38] Pour Jean-Pierre Collinet, il est difficile de « déterminer avec certitude laquelle [de ces versions] a précédé l’autre, ni, du dessinateur ou de ses graveurs, à qui revient la responsabilité de l’illustration la plus scabreuse » (« La Fontaine et ses illustrateurs », art. cit., p. CXXXIII). Il indique que « la figure "couverte" » est la « seule publiée » (Ibid.) ; la BnF possède néanmoins un exemplaire, numérisé, où les estampes intégrées au recueil sont bien « avant feuillage ». On sait toutefois que ce type de gravure, à l’érotisme plus ou moins cru, circulait de manière autonome.
[39] L’histoire de l’art n’a pas manqué de relever cet écart entre la vision du personnage clandestin et celle du récepteur réel. Jacques Bonnet explique ainsi au sujet d’une Bethsabée au bain datant de la fin du XVe siècle (Chantilly, Musée de Condé) : « Comme pour un grand nombre de Suzanne, le spectateur de cette dernière miniature peut contempler beaucoup plus facilement l’intimité de Bethsabée, tournée vers lui, que David qui ne la voit que de dos » (Femmes au bain : du voyeurisme dans la peinture occidentale, Paris, Hazan, 2006, p. 45). On trouve au XVIIIe siècle de nombreuses toiles reposant sur cette asymétrie visuelle ; dans Jeune femme sur un canapé de Nicolas Lancret (vers 1735-1740, Los Angeles, Resnick Art Collection) par exemple, l’intrus fixe, au seuil d’un salon, une jeune femme contemplant un sein qu’il ne saurait voir, puisque nous en sommes – en réalité – les spectateurs privilégiés.
[40] Aurélia Gaillard, « Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 38. De la sorte, la présence clandestine « interroge aussi ce voir » (Ibid., p. 36).
[41] Voir sur ce point José-Luis de Los Llanos, « Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 80. Certaines toiles de Lancret, détachées d’une référence littéraire précise, pourraient néanmoins être considérées comme s’inspirant de certains contes de La Fontaine.
[42] Le mot de Greuze à son égard est souvent rapporté pour illustrer cette frénésie créatrice : « il avoit un priapisme de dessin », cité notamment par Pierre Rosenberg, « Le monde Saint-Aubin », Gabriel de Saint-Aubin. 1724-1780, Paris, Musée du Louvre, 2007, p. 11. On compte en effet de nombreux dessins, comme croqués sur le vif : « Avec Watteau, son aîné de quarante ans, mort trois ans avant sa naissance, il partage la même rapidité du crayon, le même goût de l’observation, la même acuité du regard » (Ibid.).
[43] « C’est l’homme du fait-divers » affirme Roger Portalis (Les Dessinateurs d’illustrations au dix-huitième siècle, Paris, Damascène Morgand et Charles Fatout, 1877, p. 563). Voir également Pierre Rosenberg, « Le monde Saint-Aubin », art. cit., p. 12. Persiste l’idée – initialement avancée par les Goncourt d’après Roger Portalis – selon laquelle le double échec au Grand Prix de Peinture de l’Académie (d’abord en 1752, derrière Fragonard) l’aurait conduit à ne dessiner ou peindre que selon son plaisir.
[44] « Il y a chez Saint-Aubin une obsession de l’annotation […]. Il associe le texte – souvent teinté d’humour et d’ironie et parfois autodérisoire – à l’image. Il a besoin de mots pour accompagner l’œuvre, pour la soutenir, pour l’expliquer, parfois pour lui donner sa signification, pour la rendre compréhensible » (Ibid., p. 14).
[45] Colin B. Bailey souligne son goût pour l’œuvre de Voltaire et son attrait pour l’opéra (« Saint-Aubin : "l’inlassable et l’inclassable curieux" », Gabriel de Saint-Aubin. 1724-1780, Op. cit., p. 73).
[46] Sur cette collaboration fraternelle, voir Kim de Beaumont, « Gabriel de Saint-Aubin revisité : le contexte biographique de ses œuvres parisiennes » (Ibid., p. 21). Voir également Jules et Edmond de Goncourt, L’Art du XVIIIe siècle, Paris, G. Charpentier, 1882, t. II, pp. 238-239.
[47] Ibid., p. 239.
[48] Nous n’avons pu avoir accès à ce dessin originel. Emile Dacier indique que les Goncourt ont catalogué deux fois ce dessin (Gabriel de Saint-Aubin, Paris, Bruxelles, G. Van Oest, 1929-1931, II, n° 969, p. 183).
[49] José-Luis de Los Llanos évoque un « dessin étrange qui porte une double date et une double signature d’Augustin (17 juillet 1760) avec celle de son frère Gabriel ("retouché en 1775 par moi") » (« Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 91).
[50] L’inscription au dos du dessin signalerait « retouché en 1775 et peint par G. de St. Aubin » (Emile Dacier, Gabriel de Saint-Aubin, Op. cit., p. 183). Ce dessin appartient après 1876 à la collection de Roger Portalis, voir Les Dessinateurs d’illustrations au dix-huitième siècle, Op. cit., p. 569.
[51] José-Luis de Los Llanos estime que Saint-Aubin « reprend à Eisen l’idée générale, dont celle de couvrir la nudité du jeune homme au moyen d’une branche de saule providentielle, tout en inversant les plans comme Fragonard (la jeune fille passe au premier plan et le jeune homme au second) : entre 1660 et 1775, Fragonard réalise en effet ses propres illustrations » (« Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 91).
[52] L’objet tenu dans sa main droite, difficilement identifiable, pourrait se rapporter à cette activité.
[53] Qu’il s’agisse du corps masculin ou féminin d’ailleurs ; Gabriel de Saint-Aubin a toutefois pu exploiter le dispositif de la perception du corps pour en exhiber les attraits, comme dans L’Académie particulière (vers 1755, Strasbourg, Musée des Beaux-Arts) où l’artiste au travail s’efface au profit d’une figure féminine étendue sur un canapé, en position extatique. Le rapprochement de ces deux œuvres est proposé par Elise Kerner dans L’Empire des sens de Boucher à Greuze, Paris, Musée Cognacq-Jay, 2 décembre 2020-28 mars 2021, sous la direction d’Annick Lemoine, Paris, Paris-musées-Musée Cognacq-Jay, 2020, cat. 29, p. 86 ; sur L’Académie particulière, voir la notice de Corinne Le Bitouzé (Ibid., cat. 27, p. 84).
[54] Certains éléments de la végétation, dans les tons bleutés, peuvent à ce titre éveiller une analogie avec le plumage de l’animal. On trouve un même usage d’une frondaison déployée dans des illustrations contemporaines de scènes d’observation, chez Gravelot par exemple (voir « L’amante piégée », gravure de Le Mire, Décaméron, VIII, 7, Londres [Paris], 1757-1761, t. IV, entre les pp. 174-175).