« Le Cas de conscience » de La Fontaine :
itinéraire illustratif au XVIIIe siècle
.

Intensité du regard, trouble du décor
et confusion des corps

- Floriane Daguisé
_______________________________

pages 1 2 3 4

Fig. 1. Ch.-N. Cochin, Le Cas de
conscience
, 1743

Fig. 2. R. De Hooch, Le Cas de
conscience
, 1685

Fig. 3. J.-A. Watteau, Diane au bain, 1715-1716

Fig. 4. J. Raoux, Diane au bain, v. 1721

Fig. 5. Ch. Eisen, Le Cas de
conscience
, 1762

C’est ainsi une double tension qui guidera notre approche de ces images : alors que la charge érotique portée par le recueil se suffirait à elle-même pour piquer l’imaginaire du lecteur, on peut s’interroger sur l’intérêt de ces figurations, surplus voluptueux ou, au contraire, décalage savoureux vis-à-vis de l’élan voyeuriste ; conjointement, l’observation féminine d’un corps masculin implique un aménagement des codes iconographiques traditionnels et, partant, des représentations charnelles vers lesquelles le regard du récepteur ultime se trouve guidé. En suivant ces quatre œuvres déployées à partir de cette scène d’indiscrétion textuelle, nous faisons face à une négociation figurative autour du sujet et de l’objet des regards, dans un temps d’interrogation plus large des identités sexuelles et de leurs représentations.

 

Agitation et dévitalisation des corps (Ch.-N. Cochin)

 

Charles-Nicolas Cochin [26] (le jeune), comme son père d’ailleurs, entretient avec le corpus lafontainien une proximité stimulante ; fables et contes constituent des sources d’inspiration, de production et de réputation pour l’artiste. Ses vignettes pour l’édition des Contes & nouvelles en vers (1743) occupent l’ensemble de la troisième édition (1745) du recueil. Si chronologiquement l’illustration des Contes est première – avant la participation décisive à l’édition des Fables illustrées par Oudry, Paris, Desaint & Saillant, 1755-1759 –, on suppose des résonances possibles entre ces différents travaux, en particulier autour de l’imaginaire visuel associé à la contemplation. La mise en images des Contes est ainsi l’occasion pour Cochin de s’inscrire dans une tradition visuelle, de témoigner de sa maîtrise en proposant des effets d’écho et de décalage dignes d’intérêt. La vignette dédiée au « Cas de conscience » offre, de ce point de vue, des glissements signifiants (fig. 1).

L’illustration rejoue, logiquement, les codes de la pastorale que le conte convoque et qui fait du topos d’une belle épiée le moment de la naissance ou de la fortification de l’amour [27]. L’enjeu est de figurer l’attrait exercé par le corps observé, d’une part en figurant l’élan visuel de l’épieur, d’autre part en rendant compte de l’attractivité charnelle de l’épiée, ce que l’inversion du topos va ici parasiter. A charge d’un obstacle végétal ou architectural de concrétiser l’interdit pesant sur ce regard à la fois pénétrant et répréhensible : « il s’agit de voir ce qui ne devrait pas être vu et de présenter cet interdit par toutes sortes de stratagèmes bien connus de la peinture, draperies, treillis, feuillages, rideaux, jeux de perspectives » [28]. Le contexte pastoral invite à exploiter arbres et buissons pour organiser le dispositif : c’est le cas dès la première illustration du conte par De Hooch (fig. 2), en regard de laquelle il convient de replacer la vignette de Cochin.

Les deux compositions sont en effet proches – même si la facture de l’édition de 1685 est plus raffinée, là où le trait de celle de 1743 est plus grossier. Les deux vignettes sont de taille équivalente et accompagnent le titre et les premiers vers du conte ; l’unité vignette-titre-texte permet d’annoncer le conte par l’image. La répartition des actants est, logiquement, sensiblement la même : de part et d’autre d’un ensemble végétal – plus feuillu et travaillé chez De Hooch, plus dépouillé et viril chez Cochin, à l’image de l’ensemble du décor à l’arrière-plan – s’organisent épieuse et épié, auxquels le lecteur-spectateur fait face et entre lesquels son regard circule. Si l’on note une inversion gauche-droite dans le positionnement des deux personnages de la fable, on relève surtout une différence dans la proportion accordée aux deux espaces. Chez De Hooch, la répartition est approximativement équivalente ; la séparation en deux parties égales, sensibles dans l’opposition de l’obscurité de la sphère indiscrète et dans la clarté de la zone observée, est néanmoins astucieusement contrebalancée par la diagonale du tronc et les frêles roseaux : ainsi se trouve comme encadré l’objet des regards, sur lequel il conviendra de nous attarder. Chez Cochin, le paysage plus tourmenté façonne un ensemble entre ombre et lumière qui laisse les deux tiers de la composition à la figure féminine ; l’objet de son attention est repoussé à l’extrémité droite de l’image et le regard du spectateur semble d’abord conduit à mesurer l’état d’excitation de la jeune femme, regard intensément jeté vers l’homme au bain et doigts déployés comme pour souligner la nature charnelle de sa vision. Si chez De Hooch on peut profiter avec Annette de la contemplation de l’être épié, chez Cochin on s’attarde sur la contemplation d’Annette et sa vitalité. Corps, vêtements et paysage se ressentent du trouble de la jeune femme agitée.

Ce qui souligne d’autant plus et d’autant mieux cette idée, c’est la posture de la figure masculine regardée avec avidité. L’inversion sexualisée du motif de la femme au bain engendre, chez Cochin, des conséquences sensibles sur la figuration du corps masculin. Partons de l’image de De Hooch : Guillot au bain est debout, doté d’une musculature rappelant les codes de la statuaire antique, jusqu’au léger contrapposto ; sa main appuyée sur un tronc coupé permet au bras gauche de se déployer dans toute sa vigueur. Les références textuelles à la sculpture – « tailleur », « blanc, poli, bien formé » – semblent trouver ici des résonances visuelles. C’est bien un éphèbe que contemple Annette chez De Hooch ; il en est bien éloigné chez Cochin : de l’écart surgit un effet de sens stimulant. Non plus debout mais assis, le Guillot de Cochin se replie pour effectivement se laver – en témoigne la courbe du dos, loin de la « taille haute et drète » annoncée dans le conte. Chez De Hooch, le corps masculin s’affiche et se fige, sans autre activité que son dévoilement charnel ; chez Cochin, le corps masculin se ferme sur lui-même. L’orientation du regard en est un bon révélateur : porté au loin chez De Hooch, il fixe le pied soigneusement nettoyé chez Cochin. Le corps viril et idéalisé a laissé place à un corps actif et concret, effectivement lavé [29].

On peut ici invoquer des pratiques sanitaires en reconfiguration : au cours du siècle, on note en effet l’inscription progressive du bain – l’immersion aquatique – dans les mœurs, sa réapparition dans les espaces et les habitudes [30]. C’est toutefois moins au cœur d’une réalité sociohistorique que dans un imaginaire artistique que peut s’enraciner cette image.

Cette posture recourbée, peu attrayante appliquée à un corps viril, rappelle en effet de manière particulièrement nette la Diane au bain de Watteau (1715-1716, Paris, Musée du Louvre, fig. 3) : même dos courbé, même jambe croisée sur l’autre, même pied saisi ; seul le regard, justement, diffère : chez Watteau, la déesse détourne les yeux de son corps (est-elle saisie dans un mouvement de découverte de l’indiscret Actéon ?), rendant plus visible la rondeur de son sein. L’attractivité du corps féminin n’est pas véritablement compromise par cette posture. C’est d’autant plus le cas dans une toile de Raoux, elle aussi associée à l’intertexte mythologique (Diane au bain, vers 1721, Montpellier, Musée Fabre, fig. 4) ; la figure masculine de Cochin pourrait être son exact symétrique, au détail près que le positionnement de face de la déesse dans la toile rend bien visibles ses attraits féminins [31]. Au contraire, le corps masculin semble dévitalisé par cette attitude, comme diminué, ce que les proportions réservées aux actants confirment. En appliquant au corps masculin une posture et une activité traditionnellement attachées au corps féminin, Cochin souligne le décalage inhérent au renversement du topos et invite à s’attacher davantage au principe de contemplation, à la vigueur du regard, plutôt qu’à son objet. Le paysage plus nerveux annonçait peut-être déjà que la virilité était moins engagée par la figure masculine en elle-même que par le dispositif voyeuriste dans son ensemble ; Eisen en exploite précisément les ressorts signifiants.

 

Initiation féminine et dévirilisation masculine (Ch. Eisen)

 

L’édition dite des « Fermiers généraux » (1762) à laquelle Charles Eisen prend part est bien plus luxueuse que les précédentes [32] – des contrefaçons de moindre qualité seront d’ailleurs réalisées – ; on compte quatre-vingts estampes, en pleine page, donnant à l’image un statut plus éclatant et plus autonome. Les commanditaires comme le public visé attendent peut-être davantage d’explicite dans ces gravures qui ont circulé de manière indépendante ; c’est ce qui conduit la critique à souligner – voire à déplorer – un « érotisme démonstratif et souvent inutile » [33]. Incontestablement, Eisen déploie une sensualité visuelle qui s’appuie à la fois sur les corps, voluptueux, et les décors, ouvragés [34]. Le conte « Le Cas de conscience » constitue ainsi un point de repère autant qu’un contre-point à cette perspective : comment érotiser un dispositif qui met en valeur non le corps féminin, mais le corps masculin ?

 

>suite
retour<
sommaire

[26] Sur Charles-Nicolas Cochin, voir le travail de Christian Michel, Charles-Nicolas Cochin et l'art des Lumières, Rome, Ecole française de Rome, 1993.
[27] Les textes lafontainiens ne manquent pas d’exploiter ce dispositif topique, dans la fable « Contre ceux qui ont le goût difficile » par exemple, où après avoir changé d’inspiration pour satisfaire son Censeur, le fabuliste déploie une veine pastorale : Tircis surprend les paroles de la bergère Amarylle au sujet d’Alcippe ; l’illustration d’Oudry et Cochin pour cette fable figure précisément ce moment à la fois pastoral et indiscret (Fables choisies, Paris, Desaint, Saillant, Durand, 1755-1759, I, p. 460). Sur cette image, voir Philip Stewart, Engraven Desire, Op. cit., p. 167.
[28] Propos d’Aurélia Gaillard au sujet d’un autre conte mettant en scène une indiscrétion visuelle, « Le Villageois qui cherche son veau » (« Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 34).
[29] La chevelure peut aussi en être l’indicateur : aux boucles délicatement réunies chez De Hooch s’opposent les mèches comme ruisselantes chez Cochin.
[30] « Le bain ne surprend plus. Il s’intègre à un certain quotidien » souligne Georges Vigarello en s’appuyant sur des sources historiques (Le Propre et le sale, L’hygiène du corps depuis le Moyen Age, Paris, Le Seuil, 1985, p. 106).
[31] Comme souvent dans des toiles associant la Fable mythique à l’érotisme des corps, une autre figure féminine se positionne, de dos, pour donner l’occasion au spectateur d’une contemplation de l’ensemble du corps féminin, selon plusieurs points de vue.
[32] L’ouvrage est visible sur Gallica (en ligne. Consulté le 21 janvier 2022). A propos de cette édition illustrée, voir l’ouvrage de D. Adams, Books Illustration. Taxes and Propaganda: the Fermiers généraux edition of La Fontaine’s Contes et nouvelles en vers of 1762, Oxford, Voltaire Foundation, 2006 ; José-Luis de Los Llanos « Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 88. Jean-Pierre Collinet souligne également la grande qualité d’exécution de la gravure dans cette édition, « La Fontaine et ses illustrateurs », art. cit., p. CXXXII.
[33] José-Luis de Los Llanos, « Les illustrateurs des Contes de La Fontaine au XVIIIe siècle », art. cit., p. 88
[34] Jean-Pierre Collinet évoque « l’influence du goût rocaille » dans ces compositions, à savoir une « sensibilité d’un autre temps que l’époque où ses Contes furent écrits » (« La Fontaine et ses illustrateurs », art. cit., pp. CXXXII et CXL). On note toutefois aussi dans les illustrations d’Eisen une forme d’ambivalence ; les images mettant en scène des rapts suggèrent les soubassements violents de ces saisissements : les deux versions de « La Clochette » et l’estampe accompagnant « Le Fleuve Scamandre » figurent le personnage masculin les bras tendus, encadrant visuellement la figure féminine, au visage inquiet dans « La Clochette », là où chez De Hooch l’atmosphère est bien plus paisible. Voir en particulier D. Adams, Books Illustration, Op. cit., pp. 174 sq.