« Les mots et les couleurs » : Le Tableau
de La Fontaine illustré au XXe siècle

- Mathieu Bermann
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Fig. 3. G. Barret, « Le Tableau », 1970

Fig. 1. Ch. Martin, « Le Tableau », 1930

Fig. 2. S. Ballivet, « Le Tableau », 1953

Fig. 14. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Fig. 15. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Fig. 16. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Les femmes sont plus immobiles, chez Gaston Barret, mais non moins dénudées (fig. 3). Elles s’exhibent seins nus, face à leur amant sans culotte et entre les jambes duquel on ne voit rien.

Chez Charles Martin, elles sont entièrement nues, mais comme l’une est assise de dos, et que l’autre se tient derrière la chaise, sur le dossier de laquelle pend la veste du rustre, on ne voit quasiment rien de leur nudité pourtant totale (fig. 1).

« Là où le vêtement bâille » [43] : l’expression de Roland Barthes caractérise assez bien le choix des dessinateurs qui montrent « la peau qui scintille entre deux pièces (…), entre deux bords » [44]. La chair nue luit au hasard des vêtements qui se disjoignent : les chemises s’entrouvrent ici et se referment là ; le galbe d’une cuisse apparaît dans cet espace intermédiaire que ne couvre pas la paire de bas et que ne couvre plus le jupon soulevé par les airs ; les fesses émergent entre les plis d’une étoffe chiffonnée ; les seins jaillissent d’un corsage un peu lâche.

Cette « mise en scène d’une apparition-disparition » [45] est accentuée par la couleur des vêtements qui fait ressortir la nudité : le blanc, le bleu ou le noir contrastent avec le rose de la chair, saisie de manière fugitive. A cet égard, on peut évoquer le reflet moiré de la robe et du voile que portent les filles chez Suzanne Ballivet : ce noir luisant attire l’attention sur ce qui est masqué aussi bien que sur ce qui est révélé (fig. 2).

 

De l’absence de voile

 

Le dessinateur anonyme du Tableau suivi d’autres contes constitue, une fois encore, une exception dans les images qu’il produit. Les seins, les fesses, le pubis, tout est visible. Y compris le sexe masculin en érection. C’est ainsi le seul illustrateur qui affiche les parties intimes de l’homme autant que de la femme, jamais exposées chez les autres artistes [46]. Les actes sexuels sont ici dessinés sans détour : fellation (fig. 14), masturbation (fig. 15), coït (figs. 16 et 17). Il s’agit d’une vision anatomique, voire pornographique, des corps qui s’accouplent : la pénétration est représentée ouvertement à deux reprises, si bien que ces illustrations sont sans conteste les plus crues de notre corpus.

Parce que le conte se présente comme une ekphrasis, Le Tableau a ceci de particulier qu’il mêle deux esthétiques. En effet, l’esthétique de la peinture originelle, sur laquelle « on met des rideaux » [47] en raison de sa crudité, diffère de l’esthétique du texte, où « nul trait à découvert [n’a] de place » [48]. Deux options s’offrent alors aux dessinateurs : ou bien ils adoptent l’obscénité transparente du tableau éponyme, ou bien ils épousent la poétique du voile propre à La Fontaine, qui n’entend faire « rougir personne » [49].

La première option consiste à reprendre la manière explicite du tableau. C’est le cas du dessinateur anonyme qui montre sans détour ce que montrait le tableau d’origine ; il donne ainsi à voir ce que dit le conte, mais aussi ce qu’il ne dit pas : ce qui est voilé par l’écriture ou bien passé sous silence. L’illustrateur exhibe ainsi ce qui est escamoté par le poète, à l’esthétique duquel il ne se rallie pas vraiment.

La seconde option consiste à reprendre la « manière honnête » [50] du texte. On pourrait ainsi dire que les dessinateurs – en réalité la plupart d’entre eux – représentent la peinture ainsi qu’elle est représentée par La Fontaine : non pas tant l’image telle qu’elle devait être peinte initialement, sans aucun filtre, mais telle qu’elle est dépeinte ensuite par le poète, enveloppée de gaze. En somme, ces illustrateurs en viennent au tableau originel sans négliger Le Tableau, c’est-à-dire le conte en soi, et sans faire étalage de ce qu’il dissimule.

Du temps que les textes se lisaient à voix haute, au XVIIe siècle où la lecture était avant tout une pratique collective et sociale, La Fontaine affirme qu’il y avait « moins de licence aux oreilles qu’aux yeux » [51]. Autrement dit, la tolérance s’avérait moindre dès lors que les choses du sexe étaient dites (ou écrites) plutôt que montrées – dès lors qu’elles se trouvaient mêlées à la littérature plutôt qu’à la peinture :

 

Les mots et les couleurs ne sont choses pareilles,
Ni les yeux ne sont les oreilles [52].

 

Mais au XXe siècle, les illustrateurs du Tableau n’adhèrent pas vraiment à cette distinction qui oppose les « chastes (…) oreilles » [53] aux « yeux (…) fripons » [54]. A l’exception du dessinateur anonyme qui force le trait du côté de la pornographie, la plupart d’entre eux reprennent à leur compte l’art délicat du conteur et ses voiles intermittents : ils font ainsi preuve du même « scrupule » [55] pour les yeux des spectateurs qu’en avait La Fontaine pour les oreilles de ses lecteurs.

 

D’où vient ce désir d’illustrer encore et encore les Contes et Nouvelles en vers dans les deux premiers tiers du XXe siècle ? Il s’avère que la plupart des dessinateurs que nous avons mentionnés œuvrent pour des revues d’humour (L’Assiette au beurre [56], Le Rire [57]) aussi bien que de mode (La Gazette du bon ton [58], Le Journal des Dames et des Modes [59]). Peut-être est-ce un équilibre du même ordre qu’ils retrouvent dans les Contes, où se mêlent le comique et l’élégance, la légèreté et la grâce, l’ironie et la sensualité. Sans doute reconnaissent-ils en eux la poésie, la galanterie, l’érotisme, la liberté artistique et morale qu’ils apprécient aussi chez certains auteurs du XXe siècle qu’ils mettent en images. Ainsi, dans la liste des ouvrages composés par nos dessinateurs modernes, La Fontaine côtoie Jean Cocteau [60], Sacha Guitry [61] et Pierre Louÿs [62]. Les Contes entrent en relation avec L’Ingénue libertine [63], Mon amie Nane [64] ou encore Le Diable au corps [65]. Outre ces convergences fantasmatiques entre les auteurs et les œuvres, ce sont aussi des ponts imaginaires qui sont jetés entre les époques. Avec Charles Martin, le classicisme rencontre la pureté du style Art Déco. Avec Umberto Brunelleschi et Charles-Emile Carlègle, les salons mondains du XVIIe siècle se rapprochent du Salon des Indépendants [66] ou des Humoristes [67]. Enfin, toujours avec Umberto Brunelleschi, qui est aussi créateur de costumes pour Joséphine Baker, le Grand Siècle croise le Music-Hall : par-delà les années qui les séparent, les amants de La Fontaine flirtent avec les danseuses à demi-nues des Folies Bergères.

 

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[43] R. Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Seuil, « Tel Quel », 1973, p. 19.
[44] Ibid.
[45] Ibid.
[46] Du moins pour Le Tableau.
[47] Le Tableau, v. 3.
[48] Ibid., v. 19.
[49] Ibid., v. 28.
[50] Ibid., v. 1.
[51] Ibid., v. 17.
[52] Ibid., v. 226-227.
[53] Ibid., v. 33.
[54] Ibid., v. 34.
[55] Ibid., v. 16.
[56] Umberto Brunelleschi.
[57] Charles-Emile Carlègle.
[58] Charles Martin, Charles-Emile Carlègle, Umberto Brunelleschi.
[59] Umberto Brunelleschi.
[60] Charles Martin illustre une plaquette rédigée par Cocteau à la gloire des métiers de l’édition française.
[61] Un soir quand on est seul est illustré par Jacques Touchet en 1947.
[62] Les Aventures du roi Pausole sont illustrées par Jacques Touchet en 1939 et par Suzanne Ballivet en 1945. Celle-ci illustre aussi Les Chansons de Bilitis en 1943.
[63] Illustré par Suzanne Ballivet en 1947.
[64] Illustré par Charles-Emile Carlègle en 1925.
[65] Illustré par Suzanne Ballivet en 1948.
[66] Crée à Paris en 1884.
[67] Crée à Paris en 1907 par le journal Le Rire.