« Les mots et les couleurs » : Le Tableau
de La Fontaine illustré au XXe siècle

- Mathieu Bermann
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Fig. 10. J. Touchet, « Le Tableau », 1941

Fig. 11. J. Touchet, « Le Tableau », 1941

Fig. 12. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Fig. 13. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Fig. 14. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Fig. 16. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Fig. 17. Anonyme, « Le Tableau », 1945

Sylvain Sauvage procède à l’envers : la miniature qu’il intercale entre le titre et le texte reprend, ou annonce, ce qui apparaît plus tard dans le cul-de-lampe. Ce dernier représente une femme, le visage caché dans sa main, mais qui n’en jette pas moins un coup d’œil discret entre ses doigts légèrement entrouverts (fig. 5 ). La miniature se focalise simplement sur l’œil et la main, à l’exclusion de tout le reste que le lecteur découvrira seulement à la fin du texte.

Jacques Touchet, quant à lui, produit deux images hétérogènes, en ce qu’elles n’appartiennent pas du tout au même niveau. L’aquarelle initiale relève d’un niveau extradiégétique, dans la mesure où elle n’illustre pas la fiction mais ce qui la précède : on n’y observe pas le tableau qui inspire La Fontaine mais le peintre en train de le composer dans son atelier (fig. 10). De manière plus traditionnelle, le dessin final donne à voir l’un des personnages de l’intrigue – et donc du tableau (fig. 11). Le cul-de-lampe apparaît ainsi comme une plongée dans la toile que réalise l’artiste dans la première vignette. Ce parcours d’une image à l’autre accompagne le parcours de création : de la production du tableau au tableau lui-même, ou du moins un détail, voire une étape, de celui-ci car seul le lourdaud, croqué en noir et blanc, y figure.

Le recueil intitulé Le Tableau suivi d’autres contes, illustré par un dessinateur anonyme, propose un dispositif unique par rapport aux autres ouvrages : pas moins de six illustrations accompagnent le récit. Sur la page, elles occupent une place importante, parfois tout l’espace, au point que le texte s’inscrit à l’intérieur même du dessin. Certains vers se retrouvent ainsi encadrés par la nature : à droite, des touffes d’herbes (fig. 12) ; à gauche, une souche d’arbre (fig. 13) ; un renard saute au milieu de la première lettre du conte, un O dont le corps est imprimé en gros caractères : il pénètre dans la lettrine comme un animal de cirque passe à travers un cerceau (fig. 12). Ailleurs, des vers semblent imprimés sur les draps du lit. Dans l’une des images (fig. 14), un ensemble de sept vers commence sur la couche, où se trouvent les amants, et se répand jusqu’au sol, ce qui annonce les débordements à venir. Le premier alexandrin est disposé de telle manière qu’il paraît caresser la jambe de l’une des filles. Dans une autre image, ce ne sont plus les trois amants mais trois vers qui sont couchés sur le lit (fig. 16). Ainsi texte et image se mêlent ici tout particulièrement dans une union qui rappelle celle des corps.

 

« Ici la peinture commence » : la chute

 

Le dessein de La Fontaine est explicite : il veut raconter une image. Mais aussi ce qui précède. En effet si le tableau saisit les personnages au milieu d’une action, le narrateur, lui, remonte le cours des événements.

En bon conteur, il expose tout d’abord la situation où se trouvent les deux nonnains dans l’attente d’un jeune bachelier. Puis il introduit l’élément perturbateur, en la personne du rustre, qui aura pour conséquence de rompre l’équilibre initial – un équilibre qui sera d’ailleurs brisé au sens propre en même temps que la chaise qui entraîne la chute des amants.

 

Ici la peinture commence :
Nous voilà parvenus au point […] [23].

 

C’est alors que La Fontaine démarre la description à proprement parler. Et c’est à ce moment seulement que le discours se superpose à l’image. Ici l’ekphrasis commence : nous voilà parvenus au point de rencontre entre le tableau et le conte.

De toute évidence, texte et image ne présentent pas les mêmes possibilités narratives. Si le texte est susceptible de raconter une succession de moments qui constituent une intrigue, l’image ne peut en représenter qu’un seul véritablement.

La Fontaine résume son projet dans les termes suivants :

 

Je veux (…) expliquer à des belles
Cette chaise rompue et ce rustre tombé […] [24].

 

Le texte explique l’image, autrement dit il la déplie : l’inscrivant dans un schéma narratif classique, le texte déploie toutes les péripéties antérieures qui aboutissent à la catastrophe et, par conséquent, à l’image.

Pour les illustrateurs du Tableau, et des Contes en général, le chemin est inverse : les images plient le texte initial. En effet, faute de pouvoir représenter les différents éléments de l’intrigue, les illustrateurs n’ont pas d’autre choix que d’en sélectionner un seul, ou quelques-uns tout au plus, suffisamment significatifs pour évoquer le conte tout entier. Ainsi ils sont appelés à déterminer un point d’intersection entre le texte et l’image – éventuellement plusieurs points s’ils produisent plusieurs images à partir d’un même texte.

Dans le cas du Tableau, la plupart des dessinateurs font le même choix : représenter ce que représentait le tableau originel, avant que La Fontaine ne le transcrive en vers et en mots. A savoir : « cette chaise rompue et ce rustre tombé » sous l’assaut des deux nonnes. Cependant de légères variations se donnent à voir dans la manière de présenter cette action.

Charles Martin choisit l’instant d’avant en peignant le trio amoureux sur une chaise encore intacte (fig. 1 ). Même chose pour Umberto Brunelleschi, à la différence près qu’il se concentre seulement sur l’homme et l’une des deux femmes (fig. 18 ). Henry Lemarié, quant à lui, opte pour l’instant d’après : la chaise est renversée, et les amants déjà à terre (fig. 6 ). L’illustrateur anonyme du Tableau suivi d’autres contes, parce qu’il livre plusieurs images, n’a pas à choisir : il montre aussi bien l’avant que l’après (figs. 16 et 17).

D’autres donnent à voir un entre-deux, c’est-à-dire l’action en cours d’accomplissement. Gaston Barret peint ainsi le moment où les pieds de la chaise cèdent sous le poids de l’amant, dont le visage marque la surprise (fig. 3 ). Chez Sylvain Sauvage, les personnages sont tout bonnement projetés dans les airs comme s’ils tombaient de haut, à tel point que la robe de l’une des nonnes forme un semblant de parachute (fig. 4 ). Dans les productions de Suzanne Ballivet, de Charles-Emile Carlègle et de Jacques Touchet, le mouvement des corps, et notamment les jambes en l’air, témoigne que la chute n’est pas tout à fait achevée ou bien, peut-être, qu’elle vient tout juste de l’être – il est difficile de savoir (figs. 2 , 8  et 11).

 

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[23] Le Tableau, v. 152-153.
[24] Ibid., v. 35-36.