Quoi qu’il en soit, ce faux accord entre le texte et l’image interroge. En effet, le prologue de La Fontaine loue la civilité des belles-lettres consistant à répondre aux désirs du public, et notamment des femmes, qui ont le pouvoir de « donner du busque sur les doigts » [31] des hommes pour un mot trop impudique. Or loin d’illustrer cette civilisation des plaisirs orchestrée par les femmes, le dessinateur anonyme suggère un viol. Alors que le texte revendique un certain raffinement des mœurs, l’image rappelle la violence du désir non domestiqué. Alors que le conteur évoque une sociabilité paisible, le dessinateur met en scène des êtres intermédiaires qui n’ont pas tout à fait quitté l’état de nature : deux satyres appartenant à l’homme autant qu’à l’animal. D’un côté, la revendication d’une « manière honnête » [32] pour parler des choses du sexe ; de l’autre, la représentation des pulsions sexuelles les plus bestiales.
Cette disjonction souligne – volontairement ou non ? – l’ambivalence du conte licencieux et sa propension à « envelopper les ordures » [33]. La Fontaine ne s’en cache pas :
Qui pense finement, et s’exprime avec grâce,
Fait tout passer ; car tout passe [34].
Même le pire ? C’est la question que semblent poser ces images violentes et décalées par rapport au prologue qu’elles sont censées illustrer. Ces digressions picturales interrogent en effet la nature du conte licencieux, qui repose plus ou moins sur une hypocrisie formelle, aussi bien que la nature de l’être humain et de sa sexualité – ce qu’il en fait et ce qu’il en dit [35].
« Tout y sera voilé, mais de gaze » : la transparence ou l’obstacle ?
Le voile caractérise l’écriture de La Fontaine où les choses du sexe, pour être couvertes, n’en sont pas moins mises à nu. Mais de manière assez singulière, le voile s’avère aussi un attribut des héroïnes du Tableau : sœur Claude et sœur Thérèse. Certes le conte ne dit pas explicitement qu’elles le portent, mais le poète rappelle en d’autres endroits qu’il s’agit là de l’habit ordinaire des religieuses [36].
En les dénudant, le conteur dévoile ainsi celles qui ont pris le voile. Il remplace l’étoffe sacrée, symbolisant l’union avec Dieu, par une autre : la gaze de l’écriture licencieuse, qui enveloppe les corps sans les vêtir, lors de noces qui n’ont rien de mystique.
Dans les illustrations du Tableau, quelle est la place du voile ? Au sens propre comme au sens figuré : simple costume pour les personnages ou bien emblème d’une esthétique picturale à part entière qui ferait ainsi écho à celle du texte ?
La plupart des dessinateurs représentent les personnages féminins voilés, souvent de noir mais aussi de bleu, exceptionnellement coiffés d’une cornette, mais quelquefois aussi parés d’autres vêtements qui témoignent de leur état : une longue tunique, grise, blanche ou noire, ainsi qu’une guimpe immaculée, censée couvrir le cou, les épaules et la poitrine. D’autres dessinateurs, au contraire, les habillent simplement d’amples chemises qui ne rappellent en rien leur appartenance à la communauté religieuse.
Mais tous ces vêtements, religieux ou non, tous ces voiles, que voilent-ils au juste ?
On peut classer les différents illustrateurs en trois catégories selon ce qu’ils dévoilent des corps, déterminant ainsi plusieurs partis pris esthétiques.
De l’opacité du voile
C’est tout le corps féminin qui est dissimulé chez Umberto Brunelleschi, où seuls le visage et les mains émergent du long voile bleu superposé à l’ample tunique blanche (fig. 18). La sensualité est résolument absente de l’image qui, en cela, ne respecte pas le texte de La Fontaine : non seulement le trio des amants a perdu l’un de ses membres, mais encore l’attitude de la seule femme présente, muette et pudique, et surtout passive [37], presque repliée sur elle-même, ne correspond pas à la « fureur » [38] sexuelle qui s’empare des héroïnes du conte, que ce soit sœur Thérèse au « discours véhément, et plein d’émotion » [39], ou bien sœur Claude pressée de prendre part aux « plaisirs de Vénus » [40], toutes deux prêtes à en « venir aux coups » [41] pour obtenir l’exclusivité des faveurs masculines. En effaçant l’une des deux sœurs, le peintre simplifie le schéma actanciel : il gomme l’une des héroïnes qui, par rivalité, s’avérait aussi une opposante à la quête de sa semblable. Du fait de cette éviction, l’homme reste un objet de désir mais il n’est plus un objet de dispute. Le trio s’est transformé en duo, et le récit s’en retrouve quelque peu édulcoré.
Dans le dessin d’Umberto Brunelleschi, l’opacité du voile est totale au point qu’elle fait obstacle à la nudité et à la sexualité. En même temps que le corps, c’est aussi une part importante de l’intrigue qui est masquée aux yeux du spectateur. Par conséquent, l’image voile le texte : elle en atténue considérablement la licence. Elle voile le texte, dans ce sens aussi qu’elle le déforme [42].
De l’intermittence du voile
Dans la majorité des images, le corps se partage en zones visibles et invisibles. Couverte par endroits, la chair se découvre à d’autres. Souvent c’est le mouvement qui permet et justifie le dévoilement de certaines parties du corps.
Chez Henry Lemarié, la chaise vient tout juste de s’écrouler (fig. 6). Alors que l’une des sœurs s’ébat encore avec le rustre, l’autre s’abat sur eux. Retroussées, leurs tuniques laissent alors apparaître deux généreuses paires de fesses aussi roses que leurs joues. Le reste des corps demeure invisible aux yeux des spectateurs comme de l’amant.
Sylvain Sauvage déshabille ses héroïnes par petites touches (fig. 4). La chute fait s’envoler la robe et la guimpe de l’une, en conséquence de quoi paraissent ici ses cuisses, et là sa poitrine. Levant les bras au ciel, l’autre laisse échapper un sein hors du vêtement.
Dans l’illustration liminaire de Charles-Emile Carlègle, la chemise tombe en même temps que Thérèse, de sorte que sa poitrine est soudain visible ; dans le cul-de-lampe, c’est le ventre et les cuisses d’une femme en extase qu’on aperçoit, les jambes en l’air et les bras en croix (figs. 8 et 9).
Suzanne Ballivet, qui peint quant à elle la dispute à son apogée, montre l’une des filles en train d’arracher le voile de sa consœur (fig. 2). Dans le feu de l’action, les guimpes ne masquent plus les poitrines ; les robes, retroussées au niveau des hanches comme de simples ceintures, occultent le sexe mais pas les fesses.
[31] Le Tableau, v. 44.
[32] Ibid., v. 1.
[33] J. Chapelain, Lettre à Graziani du 7 mai 1670, dans Lettres, éd. Philippe Tamizey de Larroque, Paris, Imprimerie nationale, 1883, Tome II, pp. 684-685.
[34] Le Tableau, v. 22-23.
[35] La Fontaine évoque explicitement le viol dans un autre conte intitulé La Clochette. A ce sujet, mais à propos de La Fiancée du roi de Garbe, voir M. Rosellini, « Les enjeux de l’euphémisation du viol chez La Fontaine », journée d’étude « Désir, consentement, violences sexuelles en littérature : quelles méthodes d’analyse littéraire ? Quels enjeux pour la discipline ? », organisée par L. Nizard et A. Grand d’Esnon, Université Sorbonne Nouvelle, le 12 janvier 2019 (en ligne, consulté le 14 juillet 2021).
[36] Voir Mazet de Lamporechio ou Le Psautier.
[37] Elle est d’ailleurs installée sur la chaise, contrairement au conte où c’est le rustre qui est « assis » (v. 156).
[38] Le Tableau, v. 201.
[39] Ibid., v. 176.
[40] Ibid., v. 200.
[41] Ibid., v. 191.
[42] Ce n’est pas le cas des illustrations qu’Umberto Brunelleschi propose pour les autres contes, dans lesquelles les femmes s’avèrent beaucoup plus dénudées, comme pour Le Psautier où sont dévoilés la poitrine et le pubis d’une religieuse qui, par ailleurs, a gardé son voile et sa guimpe.