Les Illuminations illustrées
d’Arthur Rimbaud
- Zoé Monti
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Fig. 4. F. Léger, « Après le Déluge », 1949
Fig. 5. H. W. Westel, « Frontispice », 1987
Fig. 6. R. de la Fresnaye, « Après le Déluge », 1949
Fig. 7. G. Richier, « Après le Déluge », 1951
Si elle s’en tient à tant de littéralité, l’illustration décline même déjà la première image, celle du Déluge à laquelle Fernand Léger (fig. 4) donne le délicat contour de la colombe, dont le retour est annonciateur de la descente des eaux. Westel, dans son illustration, retient le lièvre et la toile d’araignée mais omet l’arc-en-ciel, témoin de l’arche d’alliance. Depuis qu’elle a eu lieu, cette descente des eaux, « c’est un ennui ! » [26] pour Rimbaud. Ce qu’il appelle de ses vœux dans ce poème, lui, c’est un nouveau Déluge et le retour à la pureté primitive des choses. Or la fin du texte laisse bientôt entendre qu’aucun changement n’a eu lieu.
Ainsi confortés par la position liminaire du poème qui assure à leur image une valeur programmatique pour l’ensemble du « recueil », quelques illustrateurs, notamment Henri Westel en 1987 (fig. 5), semblent s’être emparés du motif de la toile d’araignée évoqué par le poème comme d’un symbole de la célèbre voyance de Rimbaud, ce « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » qui conduit à « l’hallucination simple » [27], une expérience sensible dont la poésie doit rendre compte. Empruntant à la définition de l’hallucination de Baudelaire [28], la voyance est « action de l’imagination » qui ouvre à une nouvelle perception du réel :
Je m’habituai à l’hallucination simple : je voyais très franchement une mosquée à la place d’une usine, une école de tambours faite par des anges, des calèches sur les routes du ciel, un salon au fond d’un lac ; les monstres, les mystères ; un titre de vaudeville dressait des épouvantes devant moi. Puis j’expliquai mes sophismes magiques avec l’hallucination des mots ! Je finis par trouver sacré le désordre de mon esprit [29].
L’imagination a un pouvoir transformateur sur la réalité, que le poète cherche à atteindre dans le langage. Ainsi le lièvre, qui n’est peut-être pas vraiment un lièvre.
Dans « Après le Déluge », les descriptions des scènes, très courtes, fonctionnent en autonomie les unes par rapport aux autres dans un enchaînement saccadé de paragraphes, « véritable puzzle de scènes diverses » [30]. La perspective décrite est changeante, ce qui perturbe encore plus le degré de réalité perçue.
Dans une lettre datée du 18 avril 1920 et adressée à Paterne Berrichon, l’initiateur du projet d’illustration, Roger de La Fresnaye insiste sur le fait que toutes les qualités attribuables à ses dessins « sont tirées de l’ambiance même du livre [de Rimbaud] » [31]. Ses illustrations pour « Après le Déluge » (fig. 6), tout comme celles exécutées par Germaine Richier (fig. 7) témoignent bien, même abstraitement, ou justement parce qu’abstraites, de cet agencement de plans successifs mis en scène par le poème.
Ainsi pour Jean-Pierre Giusto, le poème dans son ensemble se donne à voir comme « une image qui se constitue sous nos yeux à la façon de celle que proposerait un kaléidoscope » [32]. C’est précisément ce que parvient à rendre André Beaurepaire (fig. 8) dans un geste traversant qui transcende la page et fait surgir le spectacle que les « merveilleuses images » du poème, au-delà de ce qu’elles signifient, évoquent et provoquent. L’artiste saisit et donne à voir l’écriture même et son mécanisme à l’œuvre. Il rend compte du phénomène de « voyance » à l’origine de la poésie et de la possibilité même d’une vision qui procède par saccades simultanées.
Si le constat du faible engouement illustratif suscité par l’œuvre de Rimbaud chez les artistes du XXe siècle a été fait, et si un certain désintérêt critique a recouvert les illustrations trop littérales, ces limites de l’illustration se sont vues majoritairement expliquées par l’obscurité de la poésie. Nous empruntons à Antoine Fongaro l’idée selon laquelle il n’y aurait pas de « déficience artistique » face au texte [33], du moins pas seulement. Certaines démarches se font dans la lucide reconnaissance des virtualités formidables de la poésie comme autant de possibilités créatrices.
Prenons un autre exemple : celui de l’initiative de François Righi à propos de l’illumination « H » – une des plus énigmatiques du recueil, en ce qu’elle est d’abord elle-même une énigme qui nous lance un défi.
« H » ou comment donner à voir une énigme
H
Toutes les monstruosités violent les gestes atroces d’Hortense. Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse. Sous la surveillance d’une enfance elle a été, à des époques nombreuses, l’ardente hygiène des races. Sa porte est ouverte à la misère. Là, la moralité des êtres actuels se décorpore en sa passion ou en son action — Ô terrible frisson des amours novices, sur le sol sanglant et par l’hydrogène clarteux ! trouvez Hortense [34].
La fortune graphique de ce poème est différente et bien moindre que celle d’« Après le Déluge ». Fernand Léger, déclarant qu’il s’agissait de son illumination préférée, est le premier à s’en saisir, en 1949 (fig. 9).
« Enigmatique, le texte n’aurait d’autre fonction que de dire son énigme même » [35], avance Pierre Brunel, reprenant l’idée d’André Jolles qui définit la devinette comme « la forme qui montre la question » [36]. A quoi d’autre s’attacher dès lors qu’à la forme du texte pour en faire fructifier l’essence poétique ? Ainsi Fernand Léger donne-t-il, bien plus qu’une illustration, une image écrite ou une image de l’écriture du poème. Jouant des subtilités de transparence du pochoir, il s’amuse à donner plus ou moins de lisibilité et de visibilité à la clef même de l’énigme, « Hortense » et s’attache à montrer, comme André Beaurepaire, bien que différemment, l’écriture poétique en soi, véritable « lieu du mystère ». « H ». La lettre, commente Jean-Luc Steinmetz, « insémine » le texte tout entier [37]. Posée d’abord par le titre, quelle énigme ! Différentes solutions ont été proposées pour tenter d’y répondre. H comme Hortense : il pourrait s’agir d’Hortense de Beauharnais, mère de Napoléon III, souvent désigné comme le « fils d’Hortense » dans la presse de l’époque. H comme Haschisch : Yves Bonnefoy [38] se demande si la devinette ne serait pas à mettre en rapport avec le club des haschischins dont parle Théophile Gautier. H comme Homosexualité : bien que le mot n’existe pas encore à l’époque, Albert Py [39] associe l’amour du poème à la pédérastie, à l’instar d’Antoine Adam [40]. H comme Habitude : André Guyaux reprend l’hypothèse de la masturbation formulée par Etiemble et Yassu Gauclère [41], en rapprochant du poème un autre texte de Rimbaud [42] qui associe clairement habitude, masturbation et Napoléon III [43]. H comme Hygiène : le mot figure dans le poème et renvoie à la perception de la drogue et la masturbation comme des pratiques hygiénistes. H comme Hydrogène : Jean Richier affirme que le titre fait référence à un symbole chimique [44], etc.
[26] Ibid.
[27] Lettre à P. Demeny, 15 mai 1871, OC, p. 342.
[28] Ch. Baudelaire : « L’hallucination est progressive, presque volontaire, et elle ne devient parfaite, elle ne se mûrit que par l’action de l’imagination », « Le théâtre de Séraphin », Petits poèmes en proses (1868), dans Œuvres complètes, éd. C. Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 366.
[29] A. Rimbaud, « Délires II. Alchimie du verbe », Une saison en enfer, OC, p. 263.
[30] S. Sacchi, Etudes sur les Illuminations de Rimbaud, Paris, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p. 41.
[31] M. Taniguchi, « Les illustrations des Illuminations d’Arthur Rimbaud par Roger de La Fresnaye », Textimage, n° 8 (« Poésie et image à la croisée des supports »), hiver 2017 (consulté le 15 août 2020).
[32] J.-P. Giusto, « L’image et sa dynamique dans l’écriture de Rimbaud », Berenice, rivista quadrimestrale di letteratura francese, n° 2, anno II, marzo 1981, p. 81.
[33] Pour A. Fongaro, il n’y a pas de déficience du lecteur face à l’obscurité du texte, cité par T. Todorov, « Remarques sur l’obscurité », op. cit., p. 13.
[34] A. Rimbaud, « H », OC, p. 313.
[35] P. Brunel, Eclats de violence. Pour une lecture comparatiste des Illuminations d’Arthur Rimbaud, Paris, Librairie José Corti, 2004, p. 701.
[36] A. Jolles, Einfache Formen, Tübingen, Max Niemeyer Verlag, 1930, traduction française d’A.-M. Buguet, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 1972, pp. 103-119, cité par P. Brunel, op. cit., p. 701.
[37] J.-L. Steinmetz, « Ici, maintenant, les Illuminations », Littérature,n° 11, octobre 1973, p. 40.
[38] Y. Bonnefoy, op. cit., p. 157.
[39] A. Py : « Il pourrait donc bien s’agir de la pratique du haschisch, étroitement associée à celle de l’homosexualité. », A. Rimbaud, Illuminations, éd. A. Py, Genève, Droz, 1967, p. 215.
[40] A. Adam : « L’amour prend (dans la pédérastie) la double forme d’action et de passion », « L’énigme des Illuminations », Revue des Sciences humaines, oct.-déc. 1950, p. 242.
[41] Etiemble, Y. Gauclère, Rimbaud, Paris, Gallimard, « Les Essais », 1936, rééd. 1996, pp. 119-121.
[42] « L’enfant qui ramassa les balles », Album zutique, dans A. Rimbaud, Œuvres complètes, éd. A. Adam, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1972, p. 217.
[43] A. Guyaux, « H comme Habitude », Duplicités de Rimbaud, Champion-Slatkine, 1991, pp. 143-164.
[44] J. Richier, L’Alchimie du verbe de Rimbaud, Paris, Didier, 1972, p. 233.