Les Illuminations illustrées
d’Arthur Rimbaud

- Zoé Monti
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résumé
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Ce sont, soudainement apparues, aheurtées en des chocs aux répercussions radiantes, des images d’une beauté bestiale, énigmatique et glorieuse, suscitant du sang, des chairs, des fleurs, des cataclysmes, de lointaines civilisations d’un épique passé ou d’un avenir industriel. (...) Parfois le lyrisme s’enfle en folie ; les mots se massent chaotiquement, et derrière eux se creusent des espaces d’abîme [1]

D’emblée, des publications désordonnées

 

Entre le 13 mai et le 21 juin 1886, Les Illuminations paraissent dans les numéros 5, 6, 8 et 9 de la revue littéraire La Vogue [2]. Journaliste, critique d’art et critique littéraire, Félix Fénéon est chargé par Gustave Kahn, directeur de La Vogue, de publier les poèmes inédits, soit de « classer dans une espèce d’ordre » ces « feuillets (...) volants et non paginés », véritable « jeu de cartes » à l’encombrante allure [3].

En octobre 1886, Les Illuminations paraissent en plaquette aux publications de La Vogue, accompagnées d’une notice de Verlaine qui confirme l’âpreté de la tâche de Fénéon :

 

Comme on va voir, [le manuscrit] se compose de courtes pièces, prose exquise ou vers délicieusement faux exprès. D’idée principale il n’y en a ou du moins nous n’y en trouvons pas. De la joie évidente d’être un grand poète, tels paysages féériques, d’adorables vagues amours esquissées et la plus haute ambition (arrivée) de style : tel est le résumé que nous croyons pouvoir oser donner de l’ouvrage ci-après. Au lecteur d’admirer en détail [4].

 

Quatre mois après leur première publication, l’ordre imposé par Fénéon à ce florilège de poèmes en prose et de poésies en vers se trouve déjà considérablement modifié.

Il faut attendre l895 et la parution chez Léon Vanier des Poésies complètes, pour qu’apparaissent, de manière inédite, les cinq derniers poèmes des Illuminations. Les textes sont alors isolés des poésies en vers et regroupés en fin de volume dans une section intitulée « Prose ».

D’emblée, ces trois premières publications qui tentent d’établir le texte original préfigurent la critique rimbaldienne à venir. Les études naissantes s’interrogent sur l’épineuse datation des textes. Elles s’évertuent à démêler l’imbrication des proses et des vers et à déterminer si les poèmes des Illuminations constituent ou non un recueil unifié, souhaité comme tel par Rimbaud. Ajoutées à la lecture délicate des textes complexes parfois jusqu’à l’obscurité [5], ces approches ont d’abord découragé les études critiques rigoureuses. L’herméneutique se heurte et se nourrit, voire se complaît, faute de savoir autrement le saisir, au mystère enveloppant l’apparition et la disparition du poète, sa fulgurance et son silence, mystère qui confinera bientôt au mythe [6].

A l’inverse, ce double aspect, l’obscurité sémantique et le mystère de la genèse de l’œuvre, semble stimuler les entreprises d’illustration des Illuminations. L’étude en parallèle des réceptions littéraire et artistique de Rimbaud, de l’assujettissement ou de l’affranchissement de l’une envers l’autre, interroge le rythme auquel la production des livres illustrés intègre ou non les lectures critiques et les exigences de création auxquelles cette convergence aboutit dans le temps. La réception littéraire de Rimbaud a-t-elle un impact sur les livres illustrés et les choix esthétiques des artistes ? La poétique de l’image propre à Rimbaud est complexe et foisonnante ; nous le verrons à travers les illustrations de deux poèmes, « Après le Déluge » et « H ». Quant à l’histoire de l’interprétation critique des Illuminations, elle est tout aussi subtile et riche en rebondissements. Deux points intéressent particulièrement la production illustrée : la datation des poèmes et leur constitution en un recueil de textes.

 

Une cinquantaine d’éditions illustrées des Illuminations

 

Le corpus des éditions illustrées des Illuminations réunit une cinquantaine d’ouvrages parus de 1938 à 2007 que nous avons choisis d’appréhender, afin d’en suivre l’évolution critique, non pas selon la typologie du livre illustré mais selon l’ordonnancement – autrement dit la table des matières – des textes de Rimbaud [7] : œuvre complète ; recueil entier des Illuminations ou sélection de textes ; choix d’un seul poème illustré. La réalité matérielle de ces initiatives est aussi riche et variée que le rapport du texte à l’image y est subtil et complexe.

Les œuvres complètes ou poétiques illustrées sont au nombre de neuf. Elles contiennent au moins les Poésies (Premières proses et vers, Poésies de 1870-1872, Les Stupra, Les Déserts de l’amour), Une saison en enfer et les Illuminations. On peut ajouter à cette première catégorie treize éditions partiellement complètes (sélection de poèmes, allant des seuls recueils d’Une saison en enfer et des Illuminations à des mélanges moins exhaustifs, voulus tout aussi représentatifs de l’œuvre, comme le livre de Roger Veillard Hommage à Rimbaud, Paris, Le Seuil, 1945). Ces vingt-deux éditions s’étendent de 1938 à 2003.

Une deuxième catégorie, allant du livre de Ben Genaux en 1943 à celui de Jean-Jacques Rossbach en 2017 [8], regroupe vingt-cinq livres centrés sur l’illustration des Illuminations (vingt-trois illustrent les 40 poèmes, trois un florilège seulement).

Enfin une troisième catégorie réunit cinq livres n’illustrant qu’un seul poème des Illuminations. Ces ouvrages se caractérisent par une réalisation presque entièrement manuelle (François Righi) et un tirage extrêmement limité (de 1 à 35 exemplaires). Ils s’inscrivent dans une période de temps beaucoup plus restreinte et plus récente, de 1997 à 2004.

Tous ces livres pourraient être considérés, selon la définition donnée par Yves Peyré, comme des livres de peintre. Pour ce dernier, le livre de peintre est le lieu de la prépondérance de l’image et de la lecture personnelle d’un texte. L’éditeur devient alors le régisseur d’un dialogue fictif, ou monologue artistique, dont la scène de papier ne connaît plus de limites. Ainsi, toutes les images viennent après les textes. Toutefois, entre les œuvres complètes (ou semi-complètes), le recueil des Illuminations (entier ou partiel) ou le poème unique, la destination des ouvrages n’est pas la même. Les livres de la première catégorie semblent destinés à démocratiser la connaissance et la lecture de Rimbaud par le biais d’une belle édition. Ceux des deuxième et troisième catégories, à mesure que les tirages, numérotés et signés par l’artiste, deviennent de plus en plus limités, semblent être réservés à une élite (intellectuelle et financière). L’omniprésence de l’artiste est d’ailleurs encore plus manifeste dans ces derniers livres.

 

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sommaire

[1] F. Fénéon, « Les Illuminations d’Arthur Rimbaud », Le Symboliste, n° 1, du 7 au 14 octobre 1886.
[2] Certains ouvrages indiquent Illuminations, d’autres Les Illuminations, selon que l’objet est considéré comme un recueil de poèmes ou non. Nous avons respecté ici l’orthographe de chacun. Les titres des gravures, qui ne sont pas précisés dans les ouvrages de notre corpus, sont indiqués entre crochets, et sont de notre fait.
[3] Lettre de Félix Fénéon à Henry de Bouillane de Lacoste, 30 avril 1939, cité dans A. Rimbaud, Illuminations. Painted Plates, éd. H. de Bouillane de Lacoste, Paris, Mercure de France, 1949 (« Extraits de lettres de Félix Fénéon [1939-1942] », p. 139). Voir F. Fénéon, Le Symboliste, 1886 : « Les feuillets, les chiffons volants de M. Rimbaud, on a tenté de les distribuer dans un ordre logique ».
[4] P. Verlaine, « Préface » aux Illuminations, Paris, Publications de La Vogue, 1886, p. 5.
[5] T. Todorov, « Remarques sur l’obscurité », dans S. Sacchi (dir.), Rimbaud, le poème en prose et la traduction poétique, Tübingen, Genter Narr, « Etudes littéraires françaises », n° 40, 1988, pp. 11-13.
[6] Etiemble, Le Mythe de Rimbaud : structure du mythe (1952) et Le Mythe de Rimbaud : genèse du mythe (1869-1949) (1954), tous deux publiés à Paris chez Gallimard dans la collection « Bibliothèque des idées ».
[7] Les trois références principales pour le découpage et la classification de l’œuvre rimbaldienne sont les trois éditions des Œuvres complètes parues chez Gallimard dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » : 1946, édition de Jules Mouquet et André Rolland de Renéville ; 1972, édition d’Antoine Adam ; 2009, édition d’André Guyaux avec la collaboration d’Aurélia Cervoni.
[8] A. Rimbaud, Les Illuminations, illustration de B. Genaux, Bruxelles, La Centaine, Louis Guérin, 1943, et A. Rimbaud et J.-J. Rossbach, Illuminations, Charleville-Mézières, Art & Passion du livre en Ardennes, 2017.