Les Illuminations illustrées
d’Arthur Rimbaud

- Zoé Monti
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Fig. 2. H. W. Westel, « Après le Déluge », 1987

Fig. 3. J. Hallez, « Après le Déluge », 1966

Pour André Guyaux [16], la volonté de Rimbaud d’agencer les poèmes des Illuminations en recueil évolue radicalement au fil de l’écriture. S’il en avait initialement l’intention, Rimbaud abandonne finalement l’idée de constituer un recueil. Ce changement d’avis témoignerait à la fois de la formation d’une réflexion sur le poème en prose lui-même et de la mise au point d’une conception de la prose purement rimbaldienne. André Guyaux, étudiant les manuscrits [17] des Illuminations, insiste sur l’hétérogénéité des graphies de Rimbaud et des feuillets utilisés. Il en déduit que Rimbaud, qui n’a pas écrit tous ces poèmes au même moment, ne les a pas non plus, et pas tout seul, tous retranscrits simultanément. Cette évolution entre les brouillons et les manuscrits finaux est pour André Guyaux le signe de la métamorphose du projet de Rimbaud : le poète se détache de l’idée originelle de constituer un recueil de proses pour mieux se concentrer sur la forme poétique pure. Il expérimente, jusqu’aux limites du genre, la prose. Rimbaud, à mesure qu’il abandonne l’idée de construire un recueil, s’amuse à déconstruire la prose. André Guyaux penche donc pour un désordre progressif des Illuminations au profit de l’apparition d’une forme nouvelle : le fragment. L’achoppement du recueil n’en est pas un : il est voulu et déterminant. L’écueil est ici créateur [18].

Le fragment en tant qu’entité indépendante qui se sait appartenir à un tout sans en être tributaire, est une notion nouvelle dans le paysage rimbaldien. Le fragment va être une libération pour les artistes. Dès lors, et plus facilement qu’auparavant certainement – mais aussi parce que l’histoire du livre illustré évolue – ceux-ci n’hésiteront pas à s’affranchir de l’illustration des Illuminations dans leur ensemble – une quarantaine de poèmes extrêmement denses – pour aller vers une sélection de textes de plus en plus intimes (Sonia Delaunay déjà en 1973 illustre 9 poèmes ; Serge Kania, en 1991, choisit 14 textes ; Henri Cartier-Bresson, en 2001, se concentre sur trois poèmes des Illuminations). Affranchissement qui ira jusqu’à ne plus retenir qu’un seul texte afin de mieux en faire fructifier toutes les possibilités, mettant ainsi en œuvres et en pages une méditation personnelle du texte avec une proposition artistique forte.

C’est le cas par exemple de « Parade » illustré par Daniel Harlé en 2004. Des monstres, des hybrides stylisés, des têtes sans corps, des corps sans tête, se succèdent en procession dans l’allongement du format à l’italienne dans un mimétisme parfait avec le mouvement d’un défilé. Ces images pour « Parade » ne sont pas des images « de parade », « destinées à l’ornement, à l’apparat » selon la définition de la forme adjectivée du mot. La nouvelle disposition typographique qui isole des phrases en paragraphes distincts et use de retours à la ligne pour insister sur la saccade et le foisonnement des énoncés, dénote l’appropriation du texte par l’artiste et les images – ses Images pour Rimbaud, c’est le titre qu’Harlé donne à son livre – qu’il voit jaillir. L’artiste reprend à son compte la clausule énigmatique du poème : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage » pour nous livrer son propre « Paradis de la grimace enragée ! » [19].

 

Une poésie du visuel

 

De quelque manière qu’elle ait pu être lue, la poésie de Rimbaud a été unanimement reconnue comme une poésie du visuel. « Ecrivain de l’image » [20], Rimbaud l’est particulièrement dans les Illuminations. D’ailleurs, le terme ne signifie-t-il pas, selon le Littré : « Enluminure, peinture dont on ornait les manuscrits au Moyen Age » ? Michel Murat parle d’un « vrai livre d’images en pure juxtaposition » [21] et c’est littéralement ce que fait Adolphe Féder quand il donne, en 1938, 46 aquarelles « pour illustrer les œuvres de Rimbaud » [22]. La liste en tête de l’ouvrage se désigne elle-même comme un « classement » qui « indique les pages de l’édition du Mercure de France » (celle établie en 1912 par Paterne Berrichon et préfacée par Paul Claudel), édition à laquelle se référer si l’on souhaite lire les poèmes. En effet, aucun texte ne vient perturber le ballet de couleurs chatoyantes des « pures images », brutes, vierges de toute légende, comme délivrées de tout lien, de tout rapport même avec les mots qui les auraient vu naître.

Le jaillissement d’évocations caractéristiques des Illuminations condense quelques-uns des enjeux poétiques du saisissement du visible et de sa retranscription dans l’écriture rimbaldienne. La référence au réel est mise à mal. Les images peinent à se rattacher à une réalité existante ou qui ait pu exister. Daniel Grojnowski parle à ce propos de « poétique de la référence abrogée » [23]. Rimbaud n’a de cesse de contrarier nos attentes visuelles : utilisation improbable des couleurs, multiplicité des narrateurs qui les énoncent, ce qui renforce le caractère équivoque des images, enfin rapprochements insolites qui provoquent d’indéniables effets de surprise.

C’est entre autres raisons à la multitude et à la juxtaposition de ses images que l’ouvrage doit son obscurité, longtemps problématique pour la critique littéraire. Nous pouvons voir, dans l’apparition tardive des entreprises d’illustration entièrement consacrées aux Illuminations (la première date de 1943 et est l’œuvre du peintre belge Ben Genaux [24]), le reflet de la relative prudence de la critique envers un texte jugé très énigmatique.

 

« Après le Déluge » : de l’abondance du lièvre à l’éclectisme du kaléidoscope

 

Prenons un exemple. Une simple phrase d’« Après le Déluge », poème liminaire des Illuminations : « Un lièvre s’arrêta dans les sainfoins et les clochettes mouvantes et dit sa prière à l’arc-en-ciel à travers la toile de l’araignée » [25]. Cette phrase a connu une fortune graphique abondante et très éclectique.

Les illustrations des Œuvres complètes ou poétiques sont presque toutes tombées dans le travers d’une illustration littérale, cherchant certainement par là à rendre plus visible, pour un lectorat étendu, un texte à la lisibilité cryptée. Si l’illustration en reste à ce degré zéro de l’écriture, à son sens premier le plus strict, elle s’arrête à la première image du texte, certes peu banale – l’apparition d’un lièvre, repris par Henri Westel (fig. 2) et Jacques Hallez (fig. 3) – au détriment de toutes les autres images – et du sens du poème.

 

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[16] A. Guyaux, Poétique du fragment. Essai sur les « Illuminations », Neuchâtel, La Baconnière, 1985.
[17] H. de Bouillane de Lacoste parle « du » manuscrit des Illuminations. A. Guyaux quant à lui préfère parler « des » manuscrits.
[18] Si par la suite nous continuons d’employer le terme de « recueil », c’est uniquement par commodité de langage et par souci de clarté.
[19] A. Rimbaud, « Parade », Illuminations, dans Œuvres complètes (OC), éd. A. Guyaux, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2009, p. 293.
[20] H. Scepi, « Rimbaud, poésie objective », dans O. Bivort (dir.), Rimbaud poéticien, Paris, Classiques Garnier, 2015, p. 40.
[21] M. Murat, L’Art de Rimbaud, Paris, José Corti, « Les Essais », 2002, rééd. 2013, 492 p., particulièrement pour le poème « Enfance III ».
[22] A. Féder, Suite d’aquarelles de FEDER pour illustrer les œuvres de Rimbaud, Paris, René Kieffer, [1938].
[23] D. Grojnovski, « Les Illuminations et la Représentation », Minute d’éveil : Rimbaud maintenant, actes du colloque organisé à Paris par la Société des études romantiques et dix-neuviémistes (13-15 janvier 1984), Paris, SEDES-CDU, 1984, p. 108.
[24] A. Rimbaud, Les Illuminations, illustration de Ben Genaux, Bruxelles, La Centaine, Louis Guérin, 1943.
[25] A. Rimbaud, « Après le Déluge », OC, p. 289.