Les Illuminations illustrées
d’Arthur Rimbaud

- Zoé Monti
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Fig. 1. Chan K.-Y., « Génie », 2002

Anne Moeglin-Delcroix [9] caractérise le livre d’artiste selon trois critères principaux : prépondérance de la photographie, impression selon les techniques modernes, édition non limitée. A notre connaissance, un seul livre d’artiste pourrait être ainsi identifié au sein du corpus rimbaldien illustré : celui de Denis Arché, Iconographie fantôme de Rimbaud, Apremont, Curandera, 1985.

Ce corpus, ainsi catégorisé selon les éditions des textes de Rimbaud établies par la critique, va nous permettre de mieux évaluer le degré d’assujettissement ou d’affranchissement de l’image envers la critique littéraire.

 

L’image à l’épreuve de la critique

 

Afin de réfléchir aux perspectives ouvertes par l’image dans l’histoire de la réception rimbaldienne, il semble primordial de rester proche des chemins empruntés par la critique littéraire, dont les évolutions pourraient constituer le fil de trame dans lequel viendrait se tisser la réception artistique.

L’image et la critique littéraire ont le poème pour dénominateur commun. A bien des égards, bien que dans des approches aussi contrastées que variées, leur rapport au texte est rendu similaire par ce bien partagé : elles connaissent parfois la même éthique de la prudence et du respect mais partagent aussi les mêmes écueils ou libertés, risquent ou recherchent les mêmes surinterprétations, redoutent ou explorent la dénaturation. Mieux vaut cependant pour l’image, si elle ne veut pas être taxée d’illustration littérale et réductrice, se tenir éloignée du rôle d’explication de la critique. Pour autant, l’image semble vouloir se maintenir dans une certaine proximité avec cette interprétation critique – c’est là tout son risque mais aussi tout son potentiel – comme pour définir des limites aux infinies possibilités créatrices qui l’inspirent.

Rassurante, la préface sert ainsi à légitimer l’entreprise artistique. Le nom de Fernand Léger est associé à celui de Henry Miller en 1949 et à celui de Pierre Jean Jouve en 1962 [10]. Chan Ky-Yut quant à lui n’hésite pas, non seulement à intégrer dans ses aquarelles pour « Génie » le commentaire d’Yves Bonnefoy [11] sur ce poème, mais à illustrer le commentaire même (fig. 1) [12], une critique poétique particulièrement savoureuse, elle-même réflexion sur le langage et travail sur les mots, elle-même poésie. Les deux textes forment un tout englobé dans le même geste artistique.

 

La date en question

 

Henry de Bouillane de Lacoste établit les premières éditions critiques de l’œuvre complète de Rimbaud [13]. Son analyse des manuscrits et de la graphie résout de nombreuses difficultés posées par les textes.

Dans un premier temps, son étude éclaircit une datation problématique. Il démontre que l’écriture d’Une saison en enfer (entre avril et août 1873) et l’affaire de Bruxelles (qui met un terme éclatant à la relation de Rimbaud et Verlaine) interrompent la rédaction des Illuminations. Il sépare donc une première période de composition des poèmes (1872) d’une seconde période, au printemps 1874, lors du voyage à Londres de Rimbaud. Bouillane de Lacoste rend ainsi caduque la lecture de l’« Adieu » d’Une saison en enfer comme un adieu définitif du jeune prodige à la littérature – jusqu’alors le mythe rimbaldien prédominant. Les Illuminations retrouvent leur juste place dans l’œuvre de Rimbaud.

Ses conclusions quant à la datation des manuscrits entérinent la séparation entre les vers et les proses. Le curieux mélange faussement induit par les publications de La Vogue est abandonné. Les « Vers nouveaux et chansons », des poésies écrites pour la plupart en 1872, sont retirés des Illuminations. Seuls demeurent les « Poèmes en prose », une prose toutefois bien inhabituelle, poussée à son paroxysme.

Cette rupture est pleinement intégrée par la production des livres illustrés. L’édition de 1949 pour laquelle Fernand Léger fournit 15 lithographies, contient, sous le titre Les Illuminations, deux sections : la section « Vers » et la section « Poèmes en prose », fidèles à la pensée de l’époque. Dans l’édition parue en 1962 chez l’éditeur Mermod, les « Vers » ont disparu et le colophon précise : « Cette édition de Les Illuminations reproduit les quarante-deux poèmes retenus finalement par la critique sur la base des manuscrits. Nous nous référons à ce sujet à la remarquable étude de M. H. de Bouillane de Lacoste ». L’ouvrage ne contient plus que huit gouaches.

 

Du recueil aux fragments

 

Dans un second temps, l’approche de Bouillane de Lacoste veut retrouver l’ordre originel des proses par l’étude philologique du manuscrit des Illuminations et par là interroge la notion de recueil qui les lierait.

L’écriture sporadique des Illuminations n’a pas rendu facile l’appréhension en tant que « tout » des poèmes, que ce « tout » soit volonté d’auteur ou construction d’éditeur. Entre la publication en revue et la plaquette de La Vogue, l’ordre des poèmes n’est pas le même. Observant de près le manuscrit, Bouillane de Lacoste clame à « l’impossible recueil » [14]. Ainsi il distingue des feuillets dont l’agencement peut se reconstruire sans peine – un poème commence sur une page et se poursuit sur une autre : « l’ordre dans lequel elles se succèdent est donc, en pareil cas, le fait de Rimbaud lui-même et ne doit pas être modifié » [15] – d’autres feuillets, complètement indépendants, contenant un poème dans son intégralité, difficiles alors à interpréter.

 

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[9] A. Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste. Une introduction à l’art contemporain, Paris, Le Mot et le reste/Bibliothèque nationale de France, 1992.
[10] A. Rimbaud, Les Illuminations, illustrations de F. Léger, préface de H. Miller, Lausanne, Louis Grosclaude, Editions des Gaules, 1949 ; A. Rimbaud, Les Illuminations, illustrations de F. Léger, préface de P. J. Jouve, Lausanne, H.L. Mermod, 1962.
[11] Y. Bonnefoy, Rimbaud par lui-même, Paris, Seuil, « Ecrivains de toujours », 1961. La notion de double texte illustré pourrait s’appliquer ici.
[12] Nous proposons les titres entre crochets des illustrations. Dans les livres, de rares tables des illustrations existent, les désignant soit du titre du poème, soit d’une citation du poème que semble particulièrement bien légender l’image.
[13] A. Rimbaud, Illuminations. Painted Plates, op. cit. ; Rimbaud et le problème des Illuminations, Paris, Mercure de France, 1949.
[14] H. de Bouillane de Lacoste, Illuminations. Painted Plates, op. cit., p. 9.
[15] Ibid., p. 153.