Mallarmé : « pour – aucune illustration » ...
L’hostilité de Flaubert était aussi due à une tendance nouvelle visant à l’autonomie des formes d’expression artistique, mise en évidence par la définition de l’avant-garde selon Théodore Duret [52] ainsi que par les théories formalistes portées par Konrad Fiedler [53]. Elle débouche sur une nouvelle forme de livre illustré, le livre de peintre, où l’alliance du texte et de l’image prend en compte l’autonomie de chacune des deux expressions et tend vers l’abstraction, – au moment même où les bibliophiles collectionnaient les livres à vignettes rococo et romantiques [54] dont les éditions pour amateurs et les sociétés de bibliophiles prolongeaient les formules et où l’illustration sur bois de teinte, initiée par Gustave Doré, se répandait dans la presse. Les jalons de l’invention du livre de peintre sont bien connus [55] : ce sont ceux de Manet, – en complicité avec Mallarmé [56] –, de Rodin, de Redon [57] et de Maurice Denis, tandis que les textes de Pelletan, Rémy de Gourmont et Maurice Denis contribuaient à définir les principes de cette nouvelle esthétique, à l’émergence de laquelle contribuaient également les revues, comme L’Ymagier ou La Revue blanche et les éditeurs marchands d’estampes, comme Vollard qui publia en 1900 Parallèlement, un livre-manifeste associant un recueil de Verlaine aux lithographies de Bonnard sur ses doubles pages, par une démarche parallèle.
Une question nouvelle allait se poser pour l’illustration : celle du passage du graphique au photographique [58] puis au cinématographique, à partir de 1895, date de la première projection publique du cinématographe des frères Lumière, et de 1896, celle de l’utilisation de la photogravure tramée dans L’Illustration. C’est à l’occasion d’une enquête sur le livre illustré de photographie lancée au Mercure de France en 1898 par l’écrivain anarchiste André Ibels que Mallarmé prit position [59] :
Je suis pour – aucune illustration, tout ce qu’évoque un livre devant se passer dans l’esprit du lecteur : mais, si vous remplacez la photographie, que n’allez-vous droit au cinématographe, dont le déroulement remplacera, images et texte, maint volume, avantageusement [60].
Mallarmé présente ici un « pour » paradoxal, qui après un tiret, est suivi par une négation « aucune illustration », ce qui est une façon d’exprimer qu’il est « contre », avec un effet de surprise, lié au rythme de la phrase, et à l’insertion d’un élément typographique par l’écrivain : sa phrase fait voir, graphiquement et typographiquement, sa prise de position. Conformément à sa poétique de l’absence, le « pour – aucune » est aussi une façon d’apprécier positivement l’abandon de l’image illustrative (et de la vignette), de formuler le recours à la page et au blanc animé de signes comme un effacement, comme l’abolition d’un trop plein, d’une surabondance, d’un bavardage qui est dans l’appareil textuel l’équivalent de la multiplicité des bibelots dans l’intérieur bourgeois que critique « l’aboli bibelot d’inanité sonore ». Un an plus tôt, Mallarmé avait publié dans la revue Cosmopolis en mars 1897 Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard Poème [61]. C’est une « révolution typographique » selon la formule de Jacques Damase [62] qui devait renouveler complètement l’esthétique du livre ; Mallarmé offre une autre voie que celle de l’illustration par le recours au signe typographique et au blanc ; la Préface du poète au Coup de Dés insiste sur « l’espacement de la lecture », et indique que « les blancs en effet, assument l’importance, frappent d’abord » [63]. Il poursuit : « Tout se passe, par raccourci, en hypothèse ; on évite le récit » [64]. Un tel propos renverse la théorie du paragone transmise depuis l’antiquité et reformulée par Lessing, qui attribue au texte le temps et à la peinture l’espace. Le Coup de Dés proscrit le récit pour transformer en tableau la double page qui devient un espace de création simultanée, une partition de signes à voir, mais comme l’a montré Anna Arnar, son poème simultané peut aussi se relier à l’expérience de la lecture du journal dans la culture visuelle ambiante [65].
Si nous revenons à la phrase citée plus haut de Mallarmé, condensée comme un haiku, sur l’illustration, le tiret, une invention typographique des années romantiques qu’Edgar Poe a commentée [66], y rend possible cette nouvelle modalité poétique, en introduisant l’espacement et la visualité dans la prose. L’écrivain est devenu le défenseur d’un poème qui tend vers le Livre [67], où il étaie son refus de l’illustration par l’appel à l’imagination du lecteur, comme chez Musset, et surtout Flaubert. Il montre que ce format hybride de mélange d’image et de texte qu’offre l’illustration graphique peut être remplacé, non par la photographie, qui intensifie l’écart entre image et texte par son caractère présumé référentiel (on sait pourtant que dans le livre illustré surréaliste, la photographie tiendra un rôle central, l’exemple de Nadja en est la démonstration), mais par le cinématographe, pour remplacer « maint volume ». La question de l’illustration, à laquelle n’a pas renoncé Mallarmé, l’éditeur d’une revue illustrée La dernière mode, et surtout, avec Manet, l’inventeur du livre de peintre, s’est ainsi déplacée sur le terrain des interrogations portées par les nouveaux langages visuels : l’iconotexte s’ouvre à l’intermédialité.
Texte ou image ? Concordance ou concurrence ? De la synthèse des arts romantique à laquelle participe l’essor de la vignette, première révolution du système des images qui rendit possible l’iconotexte à grande échelle, à « l’hymen des arts » [68] de la fin du XIXe siècle, contemporain de la revendication par les avant-gardes de l’autonomie des formes artistiques et de la généralisation de l’image dans la culture médiatique, les formats de l’illustration et les dispositifs des relations entre texte et image n’ont cessé de se rejouer, mais aussi d’être revendiqués ou contestés par les acteurs polarisant ce champ toujours tiraillé : avec Grandville, le grand illustrateur, c’est la vignette elle-même qui instruit le débat. De nouvelles formes de visibilité du livre et de l’imprimé ont été théorisées par Mallarmé et mises en pratique différemment dans le livre de peintre et dans son poème Jamais un coup de dés, au moment même où naissait, précédé par l’invention de la photographie, le septième art. Cette longue histoire est faite d’aller et retours, de résistances et de convergences. Elle doit se comprendre dans le contexte d’une démultiplication des systèmes iconotextuels contemporains, qui accompagne, chacun le sait aujourd’hui dans le quotidien du numérique, la grande vague de l’expansion des langages visuels, eux-mêmes fondés sur l’hybridation et l’intermédialité, dans les mondes de l’art et de l’édition. Elle débouche aujourd’hui sur l’essor d’une forme iconotextuelle qui n’a pas été abordée ici, le roman graphique, laquelle répond, comme ce fut le cas dans les années romantiques pour la vignette, à une demande collective partagée.
[52] Th. Duret, Critique d’avant-garde,Paris, G. Charpentier & Cie, 1885.
[53] Dans Über die Beurteilung von Werken der bildenden Kunst [Sur l’évaluation des œuvres de l’art visuel], 1876 et Über den Ursprung der künstlerischen Tätigkeit [Sur l’origine de l’activité artistique], 1887. Voir à ce propos la préface de D. Cohn à la traduction du second texte ; K. Fiedler, L’Origine de l’activité artistique (présentation, traduction et notes par D. Cohn), Paris, éditions rue d’Ulm, « Aesthetica », 2003.
[54] Pour les amateurs, parurent des manuels et des listes de titres, qui ont été cités dans la première partie de cet article : Bouchot, Brivois, Carteret, Vicaire.
[55] Fr. Chapon, Le peintre et le livre, Paris, Flammarion, 1987 ; J. Khalfa (dir.), The Dialogue between Painting and Poetry, Cambridge, Black Apollo Press, 2001 ; Y. Peyré, Peinture et poésie, le dialogue par le livre. 1874-1999, Paris, Gallimard, 2001.
[56] J.-M. Nectoux, Mallarmé, peinture, musique, poésie, Paris, Adam Biro, 1998 ; Y. Peyré (dir.), Mallarmé 1842-1898, Un destin d’écriture, catalogue d’exposition, Paris, Gallimard/Réunion des Musées nationaux, 1998 ; L’Action restreinte, l’art moderne selon Mallarmé, exposition, Nantes, Musée des beaux arts, du 8 avril au 3 juillet 2005.
[57] D. Gamboni, La plume et le pinceau. Odilon Redon et la littérature, Paris, Minuit, 1989.
[58] Ph. Ortel, La Littérature à l’ère de la photographie. Enquête sur une révolution invisible, Nîmes, Jacqueline Chambon, 2002, voir en particulier le chapitre « Des facultés photographiques », pp. 317-338.
[59] André Ibels était le frère de l’illustrateur-affichiste Henri-Gabriel Ibels auquel il demanda des caricatures pour son journal Le Courrier social illustré en 1894.
[60] S. Mallarmé, Œuvres complètes, Paris, « Bibliothèque de la Pléiade », 1945, p. 878 (A. Ibels, « Enquête sur le roman illustré par la photographie. II. M. Stéphane Mallarmé », Le Mercure de France, janvier 1898).
[61] M. Murat, Le Coup de dés de Mallarmé Un recommencement de la poésie, Paris, Belin, 2005, p. 6.
[62] J. Damase, La Révolution typographique depuis Mallarmé, Paris, Galerie Motte, 1966.
[63] Cette poétique de l’espacement, développée dans Poétique du blanc. Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet (Leuven, Peeter/Vrin, 2000), a orienté la pensée d’Anne-Marie Christin dès le premier collectif L’Espace et la Lettre (Cahiers Jussieu, n°3, U.G.E., collection 10/18, 1977), qu’elle ait dirigé, contemporain de sa revue de poésie L’Immédiate. Voir dans cet ouvrage sa contribution « L’Ecrit et le Visible - Le Dix-neuvième siècle français», pp. 163-192 et celle d’Eliane Formentelli, « Pierre Reverdy: présences du blanc, figures du moins», pp. 257-294 (notamment p. 259: « L’espace à la fois indéfini, indiscret et infigurable du blanc, redevient un espace de charge, et non d’évidement»).
[64] S. Mallarmé, Préface, Un Coup de Dés / jamais n’abolira le Hasard, Oeuvres complètes, texte établi et annoté par Henri Mondor et G. Jean-Aubry, Paris, bibliothèque de la Pléiade, 1945, p. 455 (paru dans la revue Cosmopolis sous le titre « 0bservation relative au poème Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard par Stéphane Mallarmé", Cosmopolis, mars 1897, p. 417).
[65] A. S. Arnar, « A modern popular poem: Stéphane Mallarmé on the visual, rhetorical and democratic potentials of the fin-de-siècle newspaper », Word and Image, vol. 22, n° 4, octobre-décembre 2006, pp. 304-26.
[66] E. A. Poe, Marginalia, Part XI, Graham’s Magazine, vol. XXXII, n° 2, février 1848, pp.130-131.
[67] A. S. Arnar, The Book as Instrument. Stéphane Mallarmé, the Artist’s Book, and the Transformation of Print Culture, Chicago et Londres, The University of Chicago Press, 2011.
[68] Pour reprendre le titre du dossier coordonné par J.-N. Illouz dans Romantisme, 2019, n° 184.