L’illustration, pour ou contre ?
- Ségolène Le Men
_______________________________

pages 1 2 3 4 5

résumé
partager cet article   Facebook Twitter Linkedin email

Fig. 1. T. Johannot, L’Artiste, 1832

Fig. 2. J. Gigoux, Gil Blas chez le docteur Coquillo
et Gil Blas en visite chez un gros chantre, 1835

Fig. 3. E. Meissonier, vignettes, 1843

La question de l’illustration a fait l’objet d’un débat dans la période contemporaine. Ce débat, qui n’en finit pas d’être reconduit et qui, sur la longue durée, relève d’une réflexion médiologique qu’amorce le « Ceci tuera cela » de Victor Hugo dans son chapitre ajouté en 1832 à Notre-Dame de Paris, se pose avec acuité aujourd’hui, à l’heure du tout numérique, et des visual studies [1], mais il s’est posé dès le XIXe siècle. Afin de l’appréhender et de l’inscrire dans une histoire culturelle de l’édition et des acteurs du livre, je rappellerai d’abord l’émergence et les modalités de l’illustration romantique gravée sur bois [2], – creuset d’une révolution dans l’histoire des images par l’emprise croissante qui leur était conférée dans les imprimés –, et par la généralisation de « l’iconotexte » [3] ou, pour reprendre le titre de la revue où paraît cet article, du « textimage », c’est-à-dire, de la conjonction entre image et texte à travers différents supports [4]. Au moment même où s’affirmait la mode de l’édition dite « pittoresque », l’image elle-même devint le lieu du débat : c’est ce que montrent, par leur caractère réflexif, les vignettes de Grandville, qui serviront ici d’exemple. Pourtant, la surabondance des images imprimées et leur banalisation entraîna, à partir de la seconde moitié du siècle, des prises de position dubitatives ou critiques, dont plusieurs écrivains, tels Flaubert, Mallarmé, ou Claudel, se firent à tour de rôle les porte-parole. Néanmoins l’alliance du texte et de l’image se poursuivit selon des modalités renouvelées.

 

Pour l’illustration : l’essor du livre illustré dans les années romantiques

 

Cette union, tant prêchée par les sages et les habiles, des écrivains et des poètes, des musiciens et des peintres, cette grande famille d’artistes, s’est enfin formée et réunie à jamais autour du simple et facile journal qui les appelait. Grâces soient rendues à cette fraternité puissante ! [5]

 

Dans les années romantiques, prévaut l’idée de la fraternité des arts [6], que promeut la revue L’Artiste, en accord avec sa nouvelle définition de l’artiste mise en images par la vignette de titre du journal (fig. 1) et défendue par les articles des premières années [7], tandis que le livre illustré se développe comme une forme d’art originale et expérimentale, servie par l’usage de la vignette sur bois de bout. David Scott a justement parlé à ce propos d’une poétique pictorialiste [8].

 

Deux étapes

 

Il est bien connu que cet essor de l’illustration s’est effectué en deux phases : en premier lieu, celle des « vignettes romantiques » selon Champfleury [9], qui de 1830 à 1835 recourent à l’image comme à une sorte d’enseigne publicitaire, placée sur la couverture imprimée, – une innovation éditoriale –, ou sur la page de titre des nouveautés littéraires des grands et petits romantiques (Tony Johannot fut le propagateur de la mode de cette « enseigne suggestive » qui s’adressait aux affects des lecteurs-spectateurs des contes, des romans, et des drames romantiques [10]) ; et en second lieu, celle des livres illustrés romantiques aux images multiples, omniprésentes [11].

Le passage de l’un à l’autre a été rendu possible par la convergence de plusieurs facteurs, qui ont permis de franchir le cap de l’image unique vers l’image multiple : Charles Nodier avait publié en 1830 un livre expérimental, venu trop tôt, dans lequel jouaient constamment l’un avec l’autre le texte et la typographie, l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, qui fut considéré comme « une espèce de rébus » [12] et fit la faillite de son éditeur Delangle [13]. La revue L’Artiste, et d’autres petites revues, comme Bagatelle, renforcèrent le goût des vignettes auprès du public, en rééditant ces premières illustrations des couvertures et pages de titres [14]. Peu à peu, le monde de l’édition se familiarisait avec les nouvelles technologies de l’image : la gravure sur bois insérée dans la justification typographique, à l’exemple des magazines anglais et du Magasin pittoresque, paru en 1833 et dirigé par le saint-simonien Edouard Charton, fervent défenseur de la cause de l’image [15], prit le pas sur la gravure sur acier hors-texte (utilisée dans les années 1820 pour l’illustration des romans historiques et de Walter Scott, notamment par Tony et Alfred Johannot) dont l’usage se poursuivait toutefois dans les livres d’histoire et dans les keepsakes, recueils illustrés de planches et donnés en cadeaux d’étrennes. Un facteur décisif fut l’interdiction en septembre 1835 de la caricature politique qui contraignit les caricaturistes politiques (Daumier, Grandville, Gavarni, Charlet) à se reconvertir vers des activités autorisées par les pouvoirs publics, et notamment vers l’illustration (ou, au Charivari, vers la caricature de mœurs).

Tandis que disparaissait la caricature politique, la mode du livre à images commençait vraiment : Gil Blas, illustré par le peintre-illustrateur Jean Gigoux, était vendu par livraisons en 1835 (fig. 2), et trois ans plus tard, l’éditeur Léon Curmer publiait Paul et Virginie, où le contrepoint du texte et de l’image est constant, et même poussé à la limite dans certains passages de La Chaumière indienne [16] (fig. 3).

 

Une demande partagée par le public, les auteurs et les libraires

 

Ce fut en réponse à cet horizon d’attente collectif que naquit le goût de l’illustration, au cours des deux étapes qui viennent d’être rappelées. Les auteurs y virent une valeur ajoutée à leur texte, comme l’a rappelé Champfleury par deux exemples qu’il indique dans son introduction aux Vignettes romantiques [17]. Il cite une lettre de 1833 publiée en tête de Sous les rideaux (1834), où Edouard Thierry exhorte, en arguant de cette demande du public, son frère le décorateur Joseph Thierry à graver pour lui des vignettes à l’eau-forte :

Frère, je t’envoie le manuscrit de nos Contes ; nous n’avons plus de temps à perdre : il faut que, dès ce soir, tu allumes ta lampe et que tu promènes laborieusement ta pointe sur le cuivre. Nous voulons des vignettes, le libraire veut des vignettes, le public veut des vignettes ; trois exigences à satisfaire : arrange-toi comme tu pourras [18]…

 

>suite
sommaire

[1] J. Elkins, Visual Studies: A Skeptical Introduction, New York, Routledge, 2003. P. Mainardi, Another World Nineteenth-Century Illustrated Print Culture, Yale University Press, 2017.
[2] Cet article prend appui sur l’exemple de l’illustration gravée sur bois de bout : la lithographie et la gravure sur acier représentent un vaste pan qui n’est pas évoqué.
[3] Ce mot-valise, utile et souvent repris, a été proposé par les organisateurs du colloque de Clermont-Ferrand Iconotextes (actes du colloque organisé à Clermont-Ferrand, sous la direction d’A. Montandon et de M. Nehrlich), Paris, Ophrys, 1990.
[4] Cet article revient sur des recherches commencées auprès d’Anne-Marie Christin au Centre d’étude de l’écriture, notamment dans le cadre de ma thèse d’Etat sur travaux, L’Illustration en France au XIXe siècle (1995), et dans l’équipe « Texte et image » dont elle m’avait confié la responsabilité.
[5] « L’Artiste, deuxième année », L’Artiste, vol. III, pp. 1-2 (éditorial signé « L’Artiste »).
[6] A. R. W., James, « La "Fraternité des Arts" et la revue l’Artiste », Gazette des Beaux-Arts, n° 1154, 1965, pp. 169-180.
[7] Telle est l’idée qu’exprime Jules Janin dans un article à valeur de programme de la première livraison, où il donne l’opéra et le livre illustré comme exemples de la fusion des arts, L’Artiste, 1831, I, p. 10, « être artiste ».
[8] D. Scott, Pictorialist poetics, Poetry and the Visual Arts in Nineteenth Century France, Cambridge, Cambridge University Press, 1988.
[9] Champfleury (Jules Husson, dit), Les Vignettes romantiques, Paris, Dentu, 1883.
[10] « La mode s’établit rapidement de ces bois liminaires qui servent d’appât à la curiosité des lecteurs. C’est presque toujours une scène fascinante et horrifique, choisie avec soin dans l’action la plus émouvante du récit : et cette petite image en dit plus que la plus alléchante réclame. Or nul ne s’entend mieux que Tony à composer cette enseigne suggestive », A. Marie, Alfred et Tony Johannot, peintres, graveurs et vignettistes, Paris, Floury, 1925.
[11] Sur le livre illustré et les vignettes romantiques, il existe une abondante bibliographie portant sur différents aspects du phénomène ainsi que sur les principaux illustrateurs, mais peu d’approches globales : C. Asselineau, Mélanges tirés d’une petite bibliothèque romantique, Paris, René Pincebourde, 1866 (revu et augmenté en 1872) ; Champfleury, Op. cit., 1883 ; J. Brivois, Bibliographie des ouvrages illustrés du XIXe siècle, principalement des livres à gravures sur bois, Paris, Rouquette, 1883 ; H. Bouchot, Le Livre à vignettes au XIXsiècle, Paris. 1891 ; M. Sander, Die illustrierten französischen Bücher des 19. Jahrhundert, Stuttgart, 1924 ; J. Adhémar et J.-P. Seguin, Le Livre romantique, Paris, éditions du Chêne, 1968 ; Le Livre et ses images, Romantisme, n° 43, 1984 ; G. N. Ray, The Art of the French Illustrated Book 1700 to 1914, New York, The Pierpont Morgan Library, 1982 (traduit en français) ; L’Art d’illustration. Französische Buchillustration des 19. Jahrhunderts, catalogue d’exposition, Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel, 1985 ; H. Zerner, « Le livre romantique », dans A.-M. Christin (dir.), Ecritures II, Paris, Le Sycomore, 1985, pp. 217-226 ; The Art of the July Monarchy: France 1830 to 1848, catalogue d’exposition, Missouri University Press, 1989 (Museum of Art and Archaelogy, University of Missouri-Columbia, octobre-décembre 1989, Memorial Art Gallery of the University of Rochester, janvier-mars 1990, The Santa Barbara Museum of Art, mars-mai 1990) ; S. Le Men, « Book illustration », dans P. Collier et R. Lethbridge (dir.), Artistic Relations. Literature and the visual Arts in Nineteenth Century France, New Haven et Londres,Yale U.P, 1994, chap. 6, pp. 94-110 ; Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880, Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, Paris, Editions Messène, 1996 (réédition 2005, avec un nouvel état des recherches dans l’introduction) ; K. Yousif, Balzac, Grandville and the Rise of Book Illustration, Farnham, England, Ashgate Publishing Limited. Voir aussi R. Chartier et H.-J. Martin (dir.), Histoire de l’édition française, t. III, Paris, Promodis, 1985 ; M. Melot, L’Illustration : histoire d’un art, Genève, Skira, 1984.
[12] « Le libraire Delangle était ce que l’on appelle un éditeur artiste. Ami et admirateur de Charles Nodier, il s’était passionné pour une espèce de rébus sur le succès duquel il avait trop compté et qui l’avait séduit par son titre : l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux. L’énorme dépense exigée par les frais d’impression de ce livre, vrai chef-d’œuvre de la typographie, n’ayant pas été couverte par la vente qui fut lente et laborieuse, l’excellent Delangle dut liquider sa maison. Quelques mois plus tard, en passant au contrôle de la Porte-Saint-Martin, les gens de lettres serraient cordialement la main de cette victime de la vignette et de l’illustration », préface par C. Rabou à la deuxième édition de Louisa ou les Douleurs d’une fille de joie, par l’abbé Tiberge, Paris, librairie centrale, 1865.
[13] Sur ce livre, voir S. Jeune, « Le  Roi de Bohême et ses sept châteaux : livre-objet et livre-ferment », dans Charles Nodier, actes de colloque, Paris, Belles-Lettres, 1981; A.-M. Christin, « Un livre visionnaire, l’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Charles Nodier », dans E. Baumgartner et N. Boulestreau (dir.), La Présentation du livre, actes du colloque de Paris X- Nanterre (4,5,6 décembre 1985), Paris X Nanterre, Centre de recherches du département de français, 1987, pp. 269-292 (trad. « A Visionary Book : Charles Nodier’s Histoire du Roi de Bohême et de ses sept châteaux », Visible language, vol. 19, n° 4 (automne 1985), trad. Janet Solberg, pp. 462‑483).
[14] S. Le Men, « Une innovation de L’Artiste : le lancement des nouveautés littéraires romantiques par la vignette », dans L. Baridon et P. Vaisse (dir.), Du texte à l’image. L’interprétation savante des œuvres d’art, mélanges offerts à François Fossier, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2018, pp. 75-91.
[15] M.-L. Aurenche, Edouard Charton et l’invention du Magasin pittoresque (1833-1870), Paris, H. Champion, 2002.
[16] E. Jongeneel, « La mise en images de La Chaumière indienne par Léon Curmer », Image & Narrative, vol. 12, n° 1, 2011, pp. 295-317.
[17] Champfleury (Jules François Félix Husson, dit), op. cit., introduction et p. 386.
[18] Ed. Thierry, lettre à Joseph Thierry, dans E. Thierry et H. Trianon, Sous les rideaux, Paris, A. Belin, Lachapelle, 1834 (C’est moi qui souligne). Ces vignettes furent en fin de compte réalisées par Louis Chefdeville, et non par le frère de l’auteur. Voir G. Vicaire, Manuel de l’amateur de livres du XIXe siècle 1801-1893, Paris, Rouquette, 1920, t. VIII, col. 818.