La résistance à l’illustration : Flaubert et Mallarmé
Si certains écrivains romantiques comme Balzac ou Hugo ont apprécié les bénéfices de l’illustration, d’autres, tel Alfred de Musset, l’ont refusée. Bientôt le trop plein d’images dans les textes et l’expansion des procédés photomécaniques qui découla de l’invention de la photographie allaient susciter une hostilité à l’illustration dont un témoignage précoce, très argumenté, est un article de La Revue des deux mondes écrit sous le pseudonyme évocateur de F. de Lagenevais (qui peut se lire « là je ne vais »), « La littérature illustrée » en 1843 [38], qu’a commenté Anna Arnar dans un essai qui interrogeait le rejet de l’illustration par les grands écrivains [39]: « Nous avons vu s’accroître, dans une proportion vraiment prodigieuse, cette littérature qu’on ne peut nommer d’aucun nom, qui est aux trois quarts faite par les dessinateurs » (p. 646), écrit Lagenevais, selon lequel : « Non seulement la gravure n’ajoute aucun charme aux œuvres écrites, mais encore elle leur en ôte presque toujours » (p. 650). A propos de la littérature panoramique et des physiologies, – « physiologie de ceci, physiologie de cela » –, il déplore que « les éditeurs fassent sans regret un holocauste de toutes les conditions de style, de pensée, de langue » (p. 656). Tout en présentant une historiographie pionnière des différents pans de l’édition illustrée contemporaine, de ses grands illustrateurs, de ses principaux titres, et en soulignant ses liens avec la lecture du journal et du feuilleton, l’auteur de cette longue étude déploie de nombreux arguments, élitistes et souvent réactionnaires, contre l’édition « pittoresque », critiquée parce qu’elle est importée de l’étranger [40], qu’elle relève de l’industrialisation de la pensée, et, surtout, qu’elle porte atteinte à l’intégrité de l’œuvre littéraire en la fragmentant, et en parasitant, par ses interruptions constantes, l’élan de la lecture ; elle est simplement tolérée en fin de compte pour les classes populaires et pour les publics enfantins.
Flaubert : l’interdiction d’illustration au bénéfice de la fantasmagorie du texte
Flaubert, qui lui-même veut « être œil » et recommande à son ami Le Poittevin de « devenir prunelle » [41], est l’écrivain qui s’est opposé à l’illustration de livre de la façon la plus catégorique, et qui s’est exprimé à cet égard à plusieurs reprises dans sa correspondance, considérant que l’opération de visualisation, interne au texte, devait provenir de la vision de l’écrivain et rester mentale. Son refus repose sur ses choix esthétiques qui font prévaloir le flou et le « vague » [42], et sur l’intensité du potentiel visuel, évocatoire et presque fantasmagorique, de son écriture, emportée par le rythme des phrases et l’étrangeté des noms, comme par le chatoiement des couleurs et des matières.
C’est notamment à propos de Salammbô, paru en novembre 1862, qu’il a fait valoir ses positions lors des négociations préalables à l’édition du « roman carthaginois » où il avait souhaité « fixer un mirage », après toute une campagne documentaire, complétée par une campagne in situ dont il cherchait lui-même à styliser la réminiscence :
Quant aux illustrations, m’offrirait-on cent mille francs, je te jure qu’il n’en paraîtra pas une. Ainsi il est inutile de revenir là-dessus. Cette idée seule me fait entrer en phrénésie. Je trouve cela stupide, surtout à propos de Carthage. –Jamais, jamais ! Plutôt rengainer le manuscrit indéfiniment au fond de mon tiroir. Donc voilà une question vuidée. / (...) Je sais bien que vous allez me trouver complètement insensé. – Mais la persistance que Lévy met à demander des illustrations me fout dans une fureur impossible à décrire. Ah ! qu’on me le montre, le coco qui me fera le portrait d’Hannibal. – Et le dessin d’un fauteuil carthaginois ! Il me rendra grand service. Ce n’était guère la peine d’employer tant d’art à laisser tout dans le vague, pour qu’un pignouf vienne démolir mon rêve par sa précision inepte. – Je [ne] me connais plus et je t’embrasse tendrement. Hindigné, faoutre [43] !
En 1879, Flaubert évoquait la suite, parue en 1874, de gravures illustrant Madame Bovary et trouvait que ces dessins concernaient « le livre à peu près comme la lune » et renouvelait son interdiction en formulant un argument nouveau sur la représentation du personnage de roman [44].
Jamais, moi vivant, on ne m’illustrera, parce que la plus belle description littéraire est dévorée par le plus piètre dessin. Du moment qu’un type est fixé par le crayon, il perd ce caractère de généralité, cette concordance avec mille objets connus qui font dire au lecteur : « J’ai vu cela » ou « Cela doit être ». Une femme dessinée ressemble à une femme, voilà tout. L’idée est dès lors fermée, complète, et toutes les phrases sont inutiles, tandis qu’une femme écrite fait rêver à mille femmes. Donc, ceci étant une question d’esthétique, je refuse formellement toute espèce d’illustration.
Je n’y avais pas pris garde lorsque j’ai vendu Madame Bovary. Lévy, heureusement, n’y a point songé non plus. Mais j’ai arrogamment refusé cette permission à Préault qui me la demandait pour un de ses amis. [...]
En résumé : Je suis inflexible quant aux illustrations [45].
En refusant sur cet argument l’actualisation par l’image de son héroïne, Flaubert prend explicitement le contrepied des théories néo-classiques du beau idéal selon lesquelles mille femmes réelles servent de modèles à la Femme idéale figurée par le peintre à partir des beautés de chacune [46]. Il fait au contraire le choix moderne d’une œuvre ouverte, dont le texte stimule l’imaginaire et la fantaisie du lecteur.
Pourtant Flaubert n’était pas défavorable aux adaptations, et, par exemple, s’impliqua lui-même dans l’adaptation à l’opéra de Salammbô. Malgré tout, lorsqu’il accepta tardivement la publication illustrée dans La Vie moderne du Château des cœurs, après avoir échoué à obtenir la représentation de cette féérie, il fut profondément déçu et se plaignit aussi de la façon dont le rythme de la lecture du texte était ralenti par l’intercalation des images :
Bergerat a dû vous communiquer mon peu d’enthousiasme pour la manière dont ma pauvre Féerie est publiée dans La Vie moderne. Le n° d’hier ne change pas mon opinion ! Ces petits bonshommes sont imbéciles. Et leurs physionomies absolument contraires à l’esprit du texte ! (...) Ô Illustration ! invention moderne faite pour déshonorer toute Littérature [47] :!
Un mois plus tard, il redit à l’éditeur Charpentier, propriétaire de La Vie moderne, combien il regrette d’avoir eu « la bêtise de consentir à des illustrations (chose anti-littéraire) (...) – pas une n’ayant de rapport avec le texte » [48].
Malgré l’interdiction de l’auteur, Salammbô connut, comme Madame Bovary, une vaste fortune illustrée [49], et, qui plus est, inspira à la fin du siècle de nombreux artistes de Salon, peintres ou sculpteurs, sans oublier les versions cinématographiques en péplums [50]. Le phénomène s’est prolongé jusque dans l’œuvre de Philippe Druillet qui s’est immergé dans cet univers en se l’appropriant par la bande dessinée :
Dans Salammbô, il y a une puissance d’évocation. Il y a des senteurs, des matières, de l’action, et une grande dramaturgie. Salammbô c’est un voyage hors du temps et la vision d’une société en décadence. (...) Pendant sept ans je travaille sur Salammbô. (...) Pendant sept ans je vis avec Flaubert [51].
[38] F. de Lagenevais [Eugène Pelletan ou Henri Blaze de Bury ?], « La littérature illustrée », La Revue des deux mondes, 15 février 1843, vol. 1 (nouvelle série), pp. 645-671. Ce « pseudonyme-omnibus » a servi à plusieurs contributeurs de La Revue des deux mondes, selon Le Satan, 27 août 1843 (éditorial).
[39] A. Arnar, « Je suis pour... aucune illustration : le phénomène du rejet de l’illustration en France au XIXe siècle », dans M. T. Caracciolo et S. Le Men (dir.), L’illustration Essais d’iconographie, Paris, Klincksieck, 1999, pp. 341-364. Le commentaire de l’article de Lagenevais qu’elle a exhumé (voir note précédente) se trouve pp. 349-351.
[40] Lithographie et gravure sur bois sont, selon l’auteur, une « importation du mauvais goût et de l’esprit industriel de l’Angleterre », Lagenevais, art. cit. p. 648, qu’il associe à « la civilisation mercantile de l’Amérique », Ibid., p. 646.
[41] G. Flaubert, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. I, 1973, éd. Jean Bruneau, p. 602 et p. 234, lettres citées par A. Tooke, Flaubert and the Pictorial Arts From Image to Text, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 15. Voir URL: https://flaubert.univ-rouen.fr/article.php?id=11 (consulté le 9 septembre 2020).
[42] P.-M. de Biasi, « Flaubert : une théorie de l’image », dans P.-M. de Biasi, A. Herschberg-Pierrot, B. Vincken (dir.), Voir, croire, savoir : les épistémologies de la création chez Gustave Flaubert, Berlin/Munich/Boston, Walter de Gruyter, 2015, pp. 3-29 (sur le refus de l’illustration, voir pp. 25-29).
[43] G. Flaubert, lettre à Jules Duplan, 5 juillet 1862, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. III (janvier 1859-décembre 1868, éd. J. Bruneau, 1991, p. 226.
[44] G. Flaubert, lettre à sa nièce Caroline, 26 décembre 1879, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V (janvier 1876-mai 1880), éd. J. Bruneau et Y. Leclerc avec la collaboration de J.-F. Delesalle, J.-B. Guinot et J. Robert), 2007, p. 773. [Madame Bovary Lemerre, « Petite Bibliothèque littéraire », 1874, 2 vol., avec « 7 eaux-fortes dessinées et gravées par Boilvin, pour illustrer Madame Bovary »].
[45] G. Flaubert, lettre à Ernest Duplan, 12 juin 1862, t. III, Op. cit., pp. 221-222.
[46] R. Rosenblum, Transformations in Late Eighteenth Century Art, Princeton University Press, New Jersey, 1967, p. 222.
[47] G. Flaubert, lettre à Georges Charpentier, 15 février 1880, Correspondance, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. V, op. cit., p. 832.
[48] G. Flaubert, lettre à Georges Charpentier, 2 mai 1880, Ibid., p. 895.
[49] Le phénomène s’esquissa de son vivant, puisqu’un an avant sa mort, parut en 1879 une suite d’eaux-fortes du graveur Léon Vidal, destinée à accompagner les éditions non illustrées du roman.
[50] K. Ley (dir.), Flauberts “Salammbô” in Musik, Malerei, Literatur und Film : Aufsätze und Texte, actes d’un colloque tenu à Bad Hombourg en 1996, Tübingen, Gunter Narr Verlag, 1998 ; G. Séginger (dir.), Salammbô dans les arts, La Revue des lettres modernes, n° 8 (Gustave Flaubert), Paris, Lettres modernes Minard, 2016 ; M. Ben Miled, Salammbô bazaar, avec la participation de D. Brahimi et la collaboration de M. Eloy et R. Berrong, Tunis, éditions Carthaginoiseries, 2015. Voir aussi trois livraisons de Flaubert, Revue critique et génétique : A. Herschberg-Pierrot (dir.), Les Pouvoirs de l’image (I), n° 11, 2014 (avec un article de Br. Donatelli qui aborde les couvertures illustrées de Salammbô) ; A. Herschberg-Pierrot (dir.), Les pouvoirs de l’image (2), n° 12, 2014 ainsi que R. Schnell et S. Giraud (dir.), Flaubert : le mot, l’image, le rêve, n° 15, 2016 (qui contient l’article de D. Jullien, « Quelque chose de rouge, l’esthétique des tableaux vivants dans Salammbô »).
[51] Ph. Druillet avec D. Alliot, Delirium Autoportrait, Paris, les Arènes, 2014, pp. 196-199 (ici p. 197).