L’illustration, pour ou contre ?
- Ségolène Le Men
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Fig. 4. J. J. Grandville, Un autre monde, 1844

Fig. 5. P. C. Soyer, A vol et à vue
d’oiseau
, 1844

Fig. 6. J. J. Grandville, Plume et crayon, s. d.

Fig. 7. J. J. Grandville, La clé des champs, 1844

Fig. 8. Beugnot, Le Diable à Paris, 1845

Le lustre de la vignette : Un autre monde (1844)

 

Ce livre se présente comme un volume in-4 imprimé par Fournier (qui est également l’éditeur) sur papier vélin fort. Illustré de gravures sur bois, dont un frontispice en noir, et de 36 planches tirées à part et coloriées, imprimées sur un papier plus épais, il compte, outre les faux-titre et titre [28], 296 pages. Il a paru en 86 livraisons à 50 centimes du 18 février au 11 novembre 1843 [29]. La couverture en papier, très rarement conservée puisque les exemplaires sont généralement reliés sans, est illustrée, comme celles des livraisons. Le faux-titre et son verso, ainsi que le titre, sont imprimés à l’encre rouge. Désormais l’illustration apporte tout son « lustre » au livre, ce que traduit Grandville par la métaphore visuelle de la vignette placée en tête du chapitre liminaire : un superbe lustre de cristal en forme de globe éclairé par les lettres du titre (I, p. 9) (fig. 4).

Un scénario loufoque, en trente-quatre chapitres qui jouent continuellement du va-et-vient entre texte et image, s’amorce alors, depuis L’Apothéose du docteur Puff (I) jusqu’à La fin de l’un et de l’autre monde (XXXIV), comme le résume la table des matières illustrée. « Spectateur dans un fauteuil » d’une performance sans cesse renouvelée qui fait appel à tous les arts, depuis le cirque jusqu’au concert, à la danse, à la peinture et à la sculpture –, le lecteur se trouve entraîné dans une succession d’aventures visuelles aussi imprévues les unes que les autres [30] : par l’image, il survole la terre en plan (fig. 5), écoute un concert à la vapeur, – titre qui semble provenir d’un jeu de mots sur le sens anglais du mot « puff », entre réclame et fumée –, visite un Louvre des marionnettes, se déplace en zigzag par locomotions aériennes, assiste aux métamorphoses du sommeil, et à la Bataille des cartes à jouer dont s’est inspiré Lewis Carroll, pour ne citer que quelques-uns des titres des chapitres et des planches. Une fois parue la dernière livraison, un numéro spécial du Charivari [31], le 3 décembre 1843, est consacré aux « pronostics pour l’an 1844 » et illustré de vignettes tirées du livre au lancement duquel il contribue [32]. Il y est annoncé au début que « vu l’insuffisance des moyens de publicité, on inventera une pompe aspirante et refoulante qui lancera cent mille prospectus à l’heure ». Cette remarque fait écho à la machine à prospectus qui est également introduite dans le livre, dont l’un des derniers chapitres célèbre « les noces de Puff et de la réclame » (XXI, hors-texte col. face p. 240) [33].

 

Le pied de nez de la plume au crayon d’Un autre monde

 

La dynamique du récit, sans qu’il s’agisse d’une bande dessinée, est conduite par l’image, selon un scénario élaboré et rédigé par Grandville, puis proposé à la réécriture d’un écrivain-journaliste, Taxile Delord. Les saynètes introductive et conclusive mettent en scène, – et en vignettes –, le crayon, la plume et le canif, outils-personnages désignant respectivement par métonymie le dessinateur, l’auteur du texte et le graveur, trois acteurs clés de la fabrique du livre illustré. Ici reproduite avec l’accord des collectionneurs que j’en remercie, l’une des vignettes non publiée a été accompagnée d’une annotation manuscrite, due à une main inconnue, qui présente ce commentaire :

 

Au rebours de ce qui se passe ordinairement, et alors que l’illustrateur d’un livre commence son travail, lorsque l’auteur l’a terminé, Grandville a fait les dessins de Un autre Monde, avant que le texte ne fut écrit : – Mr le Crayon a voulu marcher avant Mme la plume – (voir la Préface et la Postface de l’ouvrage).
On s’explique donc que le dessin ci-contre ait été refusé, ou du moins que Grandville ait voulu l’atténuer dans ce qu’il avait de blessant pour l’amour-propre de ses collaborateurs : le Crayon traînant à sa remorque un chiffonnier à tête-vide (la Plume) avec, dans sa hotte, des Idées rebatues [sic].
Dans le dessin de la page 8, le Crayon seul subsiste tel quel : la Plume lui souhaite ironiquement bon voyage.

 

Cette « gravure unique », selon son annotation, fait du crayon (en fait un pinceau) un insecte filiforme, portant baluchon, qui tient son carton de croquis, et part escalader les monts de l’imagination, en fumant un cigare. Il est poursuivi par un chiffonnier à « tête vide », en sabots, qui darde son crochet sur le carton de croquis. Un vaste paysage est suggéré à leurs pieds, éclairé par les feux du soleil levant. Cette portée macrocosmique conférée au microcosme de la vignette, qui s’inscrit dans la lignée de Thomas Bewick [34], correspond parfaitement à l’annonce d’un livre qui veut par vignettes produire « un autre monde ». L’insecte pointu sert de désignation métonymique à l’artiste vignettiste qui travaille avec des pattes de mouche, tout en revendiquant d’être un artiste (comme l’indique le pinceau aux poils effilés). Le jeu d’échelle permet de lui conférer une allure de géant. Dans la version définitive et publiée en contrepartie dans le prologue, qui n’a pas été refusée mais adoucie par Grandville (figs. 6 et 7), la « tête vide » qui a disparu (elle a été réutilisée ailleurs) est remplacée par une Plume, immobile, aux traits revêches, « Anastasie Souplebec », qui se contente irrespectueusement de faire un pied de nez au Crayon, « Bonaventure Point’aigue ».

Comme l’a indiqué Philippe Kaenel [35], Un autre monde confie à l’illustrateur la première place. Ce livre défend la thèse de la supériorité de l’image sur le texte, ce qui inverse la relation illustrative habituelle qui accorde la priorité au texte, et remet en cause l’idée romantique de l’alliance de la plume et du crayon.

La métaphore du chiffonnier, petit métier urbain du recyclage auquel est conféré une portée mythique [36], contribue à inscrire l’histoire de l’image d’illustration dans celle du cycle du papier, et, par là même, de la matérialité de l’édition, comme l’indique, la même année, la grande vignette-frontispice de Gavarni pour le premier volume du Diable à Paris (fig. 8), édité par Jules Hetzel. C’est un autre acteur du monde du livre qui s’y trouve représenté par un portrait charge à clé de Hetzel en diable-chiffonnier, ce qui confère à l’éditeur le premier rôle dans ce champ concurrentiel entre les acteurs du livre illustré [37].

 

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[28] Transcription de la page de titre : Un autre monde. Transformations. Visions. Incarnations. Ascensions. Locomotions. Explorations. Pérégrinations. Excursions. Stations. Gosmogonies. Fantasmagories. Rêveries. Folâtreries. Facéties. Lubies. Métamorphoses. Zoomorphoses. Lithomorphoses. Métempsycoses. Apothéoses et autres choses, par Grandville, Paris, H. Fournier, libraire-éditeur, rue Saint-Benoît, 7, MDCCCXLIV.
[29] J. Brivois, Bibliographie des ouvrages illustrés du XIXe siècle, principalement des livres à gravures sur bois, Paris, Rouquette, 1883, pp. 410-411.
[30] Pour une analyse plus détaillée, voir S. Le Men, « Le jongleur de mondes. Les dessins pour Un autre monde de Grandville », dans J. Ceuleers et S. Le Men (dir.), Grandville, Un autre monde. Les dessins et les secrets, Anvers et Paris, Pandora et Les Editions de l’amateur, 2011 (ouvrage en deux tomes publié à l’occasion de l’exposition J.-J. Grandville, Un autre monde, Namur, musée Félicien Rops, du 25 juin au 11 septembre 2011), pp. 7-37. Sur Grandville, voir A. Renonciat, La vie et l’œuvre de J.-J. Grandville, Courbevoie, ACR, 1985 ; K. Yousif, Balzac, Grandville and the Rise of Book Illustration, Farnham, England, Ashgate Publishing Limited, 2012. En 2019, la Maison de Balzac prépare une exposition dont le commissaire est Yves Gagneux.
[31] Le Charivari, 3 décembre 1843, 12e année, n° 337, numéro spécial consacré aux « Pronostics pour l’an 1844 ».
[32] Sur 4 pages, 17 sujets et vignettes sont reproduits.
[33] Les Noces du Puff et de la Réclame. XXXI. Le docteur Puff au sommet d’un mât de cocagne. Il y est poursuivi par plus de onze mille vierges. Un mariage par prospectus, p. 233. Sur le "puff", voir L’auteur et ses stratégies publicitaires au XIXe siècle, textes rassemblés et présentés par Br. Diaz, Caen, Presses universitaires de Caen, 2019.
[34] Ch. Rosen et H. Zerner, « The Romantic Vignette and Thomas Bewick », op. cit., 1984.
[35] Ph. Kaenel, « Autour de J.-J. Grandville : les conditions de production socio-professionnelles du livre illustré "romantique" », Romantisme, n° 43, 1984 premier trimestre, pp. 45-61. Voir aussi Ph. Kaenel, Le Métier d’illustrateur 1830-1880, Rodolphe Töpffer, J.-J. Grandville, Gustave Doré, 2005, pp. 357-360 [1996].
[36] A. Compagnon, Les Chiffonniers de Paris, Paris, Gallimard, 2017.
[37] S. Le Men, « Les chiffonniers de papier », Revue d’Histoire littéraire de la France, 118e année, 3-2018 (A. Compagnon (dir.), Les chiffonniers littéraires, avec la participation d’A. de Vitry), pp. 559-570.