De l’illustration comme transgression
- Anne-Marie Christin

   Rio/Belo Horizonte, août 2009

note éditoriale

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Le point de vue des écrivains et des peintres était tout autre. Pour eux aussi, l’illustration faisait problème, mais c’était celui de savoir quelle dynamique pouvait être créée entre deux arts également maîtres de la page mais que leurs traditions culturelles respectives – celle de l’alphabet surtout – rendaient difficilement compatibles. « Trouver cette décoration sans servitude du texte, sans exacte correspondance de sujet avec l’écriture ; mais plutôt [...] un accompagnement de lignes expressives » écrit Maurice Denis en 1890, opposant aux réalisations de son temps une conception qu’il allait mettre en œuvre  en 1893 dans le Voyage d’Urien d’André Gide (et à la demande de celui-ci) (fig. 28) (voir L’Image écrite). « Le livre ne doit pas avoir besoin d’être complété par une illustration imitatrice, reprendra Matisse. Le peintre et l’écrivain doivent agir ensemble, sans confusion, mais parallèlement. » Et Raoul Dufy : « Il ne faut jamais suivre le texte, c’est une interposition que l’on introduirait dans l’esprit du lecteur. L’illustration c’est une analogie ».

Deux livres, publiés à près de cent ans de distance l’un de l’autre, nous permettent d’appréhender, chacun selon sa vocation et l’époque où il paraît, ce que la transgression illustrative devait révéler au lecteur occidental du visible présent dans l’écriture et de l’écriture elle-même présente dans l’alphabet – dans cette période charnière qui va du XIXe siècle au XXe. L’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux de Charles Nodier, illustré par Tony Johannot, paraît en 1830. Il est le produit, tout à la fois de l’imaginaire visuel combinant gravure et texte qui était à l’origine de l’emblème – et que bouscule l’impertinence polymorphe de la vignette (fig. 29), du premier « bouleversement idéographique » du siècle, que l’on doit au déchiffrement des hiéroglyphes (fig. 30) et à la découverte que ce système d’écriture, tout figuratif qu’il était, possédait des compétences phonétiques comparables à celles de l’alphabet, et enfin de l’apparition, également perturbatrice, d’une conception de l’« auteur » qui ne pouvait plus se limiter à celle de l’homme de discours mais devait en inclure une autre, ébauchée par Sterne au siècle précédent, celle de l’imagier du texte [7]. L’Histoire du roi de Bohême, nous dit Nodier, lui a permis de laisser libre cours à une identité de soi qu’il vivait à l’état morcelé. Il s’agit dans ce livre, explique-t-il, d’« une suite de rêveries, "aegri somnia", au milieu desquelles je m’égare en trois personnes [...]. Dans ma spécialité, cette trinité mal assortie se compose d’un fou bizarre et capricieux, d’un pédant frotté d’érudition et de nomenclatures, et d’un honnête garçon faible et sensible dont toutes les impressions sont modifiées par l’un et par l’autre ». Cet éclatement trouve son écho dans la double identité de l’auteur lui-même, divisé en un conteur passionné d’onomatopées – homme de la parole s’il en est – et un écrivain, grand connaisseur en typographie, qui entend utiliser cette technique comme une véritable « langue écrite ». Aussi Nodier a-t-il exploité les talents de métamorphose objective que l’expression typographique doit à sa nature iconique en les mettant au service de ce qui est plus spécifique à la parole, l’énonciation. Le chapitre de la Distraction, composé à l’envers du titre parce que le narrateur, qui se réveille, n’a pas le sens de l’orientation en est le témoignage pittoresque. Celui de la Conversation en propose une expérience plus subtile : organisé sur cinq pages comme un livret de théâtre (fig. 31) – noms des personnages en gothique, attitudes indiquées en-dessous en romain de plus petit corps que les répliques – il comporte une série de devises transcrites en petites capitales. Sont-elles prononcées ? Sont-elles inscrites ? Celle de Breloque, qui termine le chapitre en manière de cul-de-lampe, est la plus remarquable de toutes. Elle est reproduite en effet « en lettres ultra-capitales » – selon la formule de Nodier – et composée sur trois lignes dont chacune est de plus en plus monumentale : QU’EST-CE QUE - CELA - ME FAIT ? (fig. 32) Il  n’est pas indifférent que le manifeste typographique ait été préféré par l’écrivain à une illustration qui, pourtant, aurait eu tout à fait sa place ici, puisque Breloque vient de décrire avec force détails le portrait qui surplombe cette devise. C’est toujours à la supériorité de la parole que croit Nodier, même s’il l’offre désormais à lire : la figure, pour lui, n’a pas sa place dans ce qui reste réservé à la « fonction d’auteur » : elle demeure « représentation », et donc nécessairement secondaire.

Or il se trouve – et c’est ce qui rend le Roi de Bohême fascinant – que « l’illustrateur » et ami de Nodier, Tony Johannot, a profité de l’accueil qui lui était offert par l’écrivain, dispersé en ses identités multiples, pour en prendre à son aise lui aussi, et utiliser la vignette de manière à miner de l’intérieur de ce texte que ses lointains prédécesseurs médiévaux ne pouvaient remettre en question que d’un bord à l’autre de ses marges. Certes, il le fait pour une part – et ceci est également remarquable – dans le prolongement des intentions parodiques de l’écrivain. La série des vignettes destinées à accompagner un petit conte introduit par Nodier pour démontrer – nous dit-il – l’efficacité du style simple et naturel, l’Histoire du chien de Brisquet, mais dont la structure dramatique n’est que pure caricature – d’autant plus qu’elle prend place à l’intérieur d’une « histoire du roi de Bohême » qui elle-même ne sera jamais contée – est composée à son tour par Johannot comme la parodie de ce qu’est une illustration « fidèle ».

– Elle commence par le portrait « en pied » du héros (fig. 33) (ou de l’héroïne car on ne sait pas si le chien de Brisquet n’est pas une chienne).

– Elle se poursuit par la représentation, dans une mise en scène familiale réunissant bourgeois, bourgeoise et enfants campés eux-mêmes de la manière la plus conventionnelle, des principaux protagonistes du drame.

– Suit l’épisode spectaculaire où le père, la hache levée, (fig. 34) s’apprête à abattre le loup qui vient de tuer la Bichonne, tandis que ses enfants apeurés s’agrippent à ses jambes – ce qui ne doit guère faciliter son action, mais est censé impressionner le spectateur.

– Enfin, le chapitre se clôt sur la vision emblématique de la tombe du chien (ou de la chienne) qui s’est sacrifié(e) à ses maîtres, parfait cul-de-lampe éditorial (fig. 35), comme la chute de l’histoire devait satisfaire les esprits amateurs de contes édifiants.

 

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[7] [Ajout marginal] : « je vais vite : voir L’image écrite. »