De l’illustration comme transgression
- Anne-Marie Christin
Rio/Belo Horizonte, août 2009
Un texte, mais quel type de texte ? C’est ici qu’intervient la nature spécifique du système dans lequel ce texte est écrit, et avec elle la différence radicale qui sépare l’écriture à son origine, dite « idéographique » – ainsi que tous les systèmes qui en sont directement issus – de l’alphabet, tel que les Grecs l’ont conçu au VIIIe siècle avant notre ère. Pour le résumer de façon très sommaire, le principe de l’écriture idéographique consiste à pouvoir utiliser un signe graphique correspondant à un mot particulier – un logogramme – pour en écrire également différents autres, liés au premier par homophonie – des phonogrammes – (fig. 9) (la grande découverte de Champollion est d’avoir compris ce mécanisme, qui avait échappé aux savants occidentaux pendant près de deux mille ans) – voire même à utiliser ce même logogramme pour accompagner un autre signe en ayant la valeur de déterminatif ou de clé, c’est-à-dire d’élément verbal mais purement visuel et muet, destiné à éclairer le sens du signe qui l’avoisine sans être prononcé lui-même (fig. 10). – Dans cet exemple hiéroglyphique le rôle de déterminatif est rempli par la figure même dont les signes « héron » et « phénix » sont dérivés (il s’agit de formules magiques permettant de se transformer en l’un ou l’autre de ces oiseaux) (fig. 11) – dans cet exemple chinois la combinaison du signe « porte » et du signe « bouche » prend le sens de : « demander ». Ce sont les repères visuels offerts par l’espace du support sur lequel le texte est inscrit qui guident le lecteur dans le choix de la valeur pertinente du signe selon les phrases. On peut facilement illustrer cette mobilité fonctionnelle de l’idéogramme en français avec le mot « seau » (le récipient) et ses homophones « sceau », « saut » ou « sot ».
Accompagner un texte par une image – l’illustrer – s’inscrit donc, pour les écritures idéographiques, dans le prolongement direct et quasi naturel du système lui-même. L’image a réintégré l’écrit dès l’invention du cunéiforme, elle s’y est maintenue à Babylone (fig. 12). Elle domine toute l’histoire des hiéroglyphes. Et l’on connaît bien – nous en avons eu confirmation tout à l’heure avec le paysage de Ni Zan – la richesse des relations qu’entretient la peinture avec la calligraphie, en Chine et dans l’ensemble du monde sinisé.
L’expérience de l’Occident est tout à fait différente, dans la mesure où l’invention de l’alphabet a provoqué une cassure radicale [4] dans l’histoire de l’écriture : elle a transformé pour la première fois – et qui restera d’ailleurs la seule – l’écriture en code, un code binaire et abstrait (voyelle/consonne), dégagé des liens aussi bien visuels que fonctionnels unissant le texte à son support qui caractérisaient auparavant tous les systèmes, qu’ils soient idéographiques, consonantiques ou syllabiques. Une pratique jusqu’alors indissociable de sa condition première d’objet lisible venait de se métamorphoser brusquement en une addition de fantômes (fig. 13).
Mais c’est aussi ce qui allait rendre les avatars historiques de l’alphabet particulièrement intéressants, et même novateurs. Ses utilisateurs n’ont cessé en effet au cours des siècles de partir à la reconquête de cette lisibilité perdue, et qu’il fallait réinventer. – Cela est déjà vrai de ces « lois » de la cité crétoise de Gortyne du Ve siècle avant notre ère, gravées sur pierre avec soin, dans un alignement « boustrophédon », (de gauche à droite puis de droite à gauche) renvoyant aux pratiques archaïques et symboliques du labour. Le livre occidental doit à cette reconquête toute son histoire, à travers les réseaux d’enluminures, d’abréviations de mots ou de gloses qui scandent l’espace du manuscrit, (figs. 14 et 15) ou les stratégies typographiques du blanc et de la lettre qui ont donné ses physionomies successives à l’imprimé (fig. 16) – jusqu’à ce que Mallarmé fasse de ce blanc, dans Le Coup de dés, l’éveilleur d’une forme nouvelle de poésie (fig. 17). Nouveauté qui était, en fait, un retour aux origines, comme le reconnaît le poète lui-même, décrivant son texte comme « figuré » sur le papier, repris par la lecture à l’estampe originelle [5].
Il est impossible à l’heure actuelle d’établir une typologie exhaustive des différentes formes de transgression visuelle auxquelles « l’illustration » (ou ce que l’on a coutume d’appeler ainsi : je reviendrai un peu plus tard sur ce terme) a donné lieu dans la civilisation de l’alphabet. Je signalerai donc seulement ici quelques cas, parmi les plus frappants et les plus représentatifs des deux grandes époques qu’a connues l’histoire de l’écrit en Occident, celle du manuscrit et celle de l’imprimé.
La conception que se fait l’Occident médiéval de la relation du texte et de l’image obéit à deux impératifs. Le premier est d’ordre idéologique et religieux. D’une part la notion de représentation y est indissociable dans son principe du dogme de l’incarnation christique, et plus largement de celui selon lequel Dieu a créé l’homme « à son image ». D’autre part, cette représentation doit avoir comme modèle absolu l’Histoire sainte : on ne peut penser l’image que sous une forme narrative, c’est-à-dire relevant a priori d’une nécessité discursive et non pas visuelle ou spatiale. Telles sont les affirmations à propos desquelles vont s’affronter des générations de théologiens dans leur approche de l’image. A l’orée du VIIe siècle, le pape Grégoire le Grand déclare : « ... Ce que l’écrit procure aux gens qui lisent, la peinture le fournit aux analphabètes qui la regardent [...] ; les peintures sont la lecture de ceux qui ne savent pas leurs lettres, de sorte qu’elles tiennent le rôle d’une lecture, surtout chez les païens ». Les conseillers de Charlemagne, deux siècles plus tard, vont refuser pour leur part toute valeur édificatrice à l’image : « C’est dans les livres et non dans les images que nous acquérons l’érudition de la logique spirituelle » est-il écrit dans les Libri carolini.
Le deuxième impératif qui régit la culture médiévale de l’image découle du précédent : on ne doit pas confondre les supports. Les libertés qui peuvent encore se justifier dans la fresque et dans l’art mural en général ne sauraient convenir au livre, lieu du Texte, c’est-à-dire de la Parole. Pourtant, c’est à la faveur de son voisinage physique avec ce texte que l’image livresque devait trouver le moyen de s’évader de sa dépendance à son égard, et même de s’imposer à lui comme un véritable contre–pouvoir. Michael Camille s’est livré au recensement minutieux, dans l’ouvrage qu’il a consacré aux Images dans les marges, des impertinences « dialogiques » que les illustrateurs se sont permises entre le XIIe et le XVe siècles, c’est-à-dire entre le moment où la lecture silencieuse s’est substituée à la lecture orale, rendant dès lors mieux sensible la présence de la page au toucher et au regard, et celui où l’invention de la perspective allait distraire à nouveau le lecteur de cette présence, non plus par l’intermédiaire de la parole, mais par des fenêtres fictives ouvertes dans la page, dont il importait avant tout de savoir sur quel spectacle extérieur elles donnaient. Dans ce manuscrit de la fin du XIIe siècle (fig. 18), on voit la figure de saint Augustin affirmer son désaccord avec le texte qui l’avoisine, et où lui-même est cité, en visant ce texte d’une flèche et en déclarant sur le rouleau qu’il tient serré sous son bras : « non ego », c’est-à-dire « ce n’est pas moi » ou « je n’ai pas dit cela ».