Blessures de Goethe. Un Faust parodique
par Alfred Crowquill (1834) et sa version
allemande par Anselmus Lachgern (1841)

- Evanghelia Stead
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Fig. 9. A. Lachgern, Bilder zu Goethes Faust, 1841

Fig. 10. A. Lachgern, Bilder zu Goethes Faust, 1841

La publication repose de surcroît sur une série d’éléments codés. Le titre reprend à la lettre celui de l’album de Peter von Cornelius, Bilder zu Goethe’s Faust (premières livraisons, 1816), alors que les planches copiées (et agrandies) retrouvent la dimension de celles de Retzsch ou d’une des copies gravées d’après Retzsch. Elles sont fermées par un double encadrement, propre aux copies gravées, et non pas par le fin pourtour des vingt-six originaux. Sans insister sur ce détail, présent après tout chez Crowquill, et qui relèverait simplement de la copie sans intention, on note qu’elles reprennent en haut à gauche un élément aisément reconnaissable de la suite originale de Retzsch, les numéros arrêtés par un point qui l’ordonnent. Ce trait devient à présent une sorte de sceau d’authenticité, un rappel de Retzsch qui détonne dans le contexte. Pour le dire autrement, la copie allemande des planches de Crowquill verse une interprétation anglaise, enflée et parodique à souhait, dans un moule graphique né de la combinaison des deux albums allemands (Cornelius et Retzsch) qui ont le plus contribué à rendre la pièce de Goethe abordable par l’image.

La parodie allemande s’efforce de plus de passer pour un produit britannique, et elle y réussit puisqu’elle a convaincu tous les compilateurs de catalogues sur Faust qui l’attribuent à Crowquill. Sa couverture recto lithographiée, probablement exécutée par deux artisans différents car le traitement du lettrage diffère, porte un élément nouveau qui confirme cette idée : une petite vignette de personnages anglais, réunis en cercle et déformés, à la manière d’Hogarth ou de celle des dessins caricaturaux anglais des années 1830 (fig. 9). Postérieur de neuf ans seulement à la mort de Goethe (1832), l’album se révèle d’autant plus prudent dans ces éléments masqués que sa violence s’exerce directement sur l’original du poète vénéré.

Il est en effet proprement diabolique. Il correspond à la singerie d’un original traduit par l’image (la pièce de Goethe vue par la double focale de Retzsch et de Cornelius qui la rendirent célèbre en Allemagne) par détournement des planches anglaises interposé. Mais il se pourrait aussi qu’il soit né d’un rire irrévérencieux, d’une interprétation propre à un esprit second, mais non secondaire, comique, railleur, ironique, qui fait pleinement partie de la pièce de Goethe. La couverture verso (fig. 10) reproduit en effet le contre-type (la réplique inversée) de l’« Allemand en costume anglais » qui signait la préface de Crowquill dans son Faust parodique (fig. 1 ). Ce Momus anglais, toujours armé de sa pipe en écume de mer, fait écho, stoïque, à Méphistophélès, représenté sur la dernière planche de l’album allemand en tant qu’esprit du mal imperturbable, tirant tranquillement sur une pipe similaire (fig. 8 ). Dernière planche en effet, puisque, comme on l’a vu, la dernière planche de Crowquill a été supprimée, privant ce Faust-ci de rédemption. Ce Méphistophélès est-il un critique malicieux ? Un dieu flegmatique railleur ? Ou bien le fils taciturne de la nuit de carnaval qui greffe une poétique nourrie de l’outrance anglaise sur le moule des images nées dans sa propre patrie, reconnaissables par-delà l’enflure – tout comme les vers de Goethe sous ces planches ?

 

Pour conclure

 

La pièce de Goethe contient une scène liminaire clé dans laquelle le directeur de théâtre dialogue avec un poète et un bouffon. La question porte sur les sujets susceptibles de remplir les salles de théâtre et le Faust de Goethe, qui adopte une variété de tons, pourrait bien être une réponse à la question – une pièce dans la pièce. Il est fréquent dans l’iconographie faustienne d’attribuer au poète les traits de Goethe fortement anoblis et d’accorder au bouffon les traits de Méphistophélès, l’esprit irrévérencieux, malin, qui a autant de droit de cité dans Faust que l’esprit grave. La parodie de Crowquill le révèle à merveille – entre autres, par pipe allemande interposée – et le retour de la suite en Allemagne grâce à l’ami du rire, Lachgern, le fait tout autant.

Les diverses facettes de ce Faust parodique font donc en définitive la part belle à Méphistophélès. Le diable incarne chez Crowquill l’esprit burlesque de la farce, une poétique ironique, l’envers de l’œuvre grave. Or, le Faust de Goethe – en passe d’être canonisé au XIXe siècle par le commentaire, les éditions de plus en plus majestueuses, et une iconographie qui l’héroïse et le germanise à outrance – deviendra progressivement cette œuvre grave. A l’opposé, Crowquill met fin à sa composition car, une fois au cachot, la Muse devient mélancolique – et c’est insupportable [30].

Au premier degré, le mécanisme de la parodie n’est sans doute que cela : une extériorisation, une exhibition de l’esprit de la surcharge et de la farce qui s’en prend au modèle. Si la parodie porte, le modèle en pâtit inévitablement, la charge le réduisant à un schème, exhibé pour être caricaturé. Il en est autrement de cette œuvre qui exploite jusqu’au cinquième degré de la parodie comme on a vu.

Plus encore, la figure de Faust est liée à des éléments burlesques depuis bien longtemps, avant même que la légende ne s’ordonne en récit dans l’Histoire anonyme du Dr Faust publié en 1587 par Johann Spies. Le docteur figure parmi les personnages d’une pièce carnavalesque de 1559 ; et la description du carnaval de Nuremberg en 1588 mentionne une Gretchen enlevée par Faust [31]. Qu’il vienne à finir à Staufen, comme le veut sa légende, tout près de Freiburg-im-Breisgau, où la tradition du carnaval, du sabbat des sorcières et des processions des fous, est encore si vivace, n’est pas un hasard. Ces formes d’expression reflètent toutefois des remaniements plus populaires, plus diffus, parfois atténués. Les Faust de Crowquill et de Lachgern s’inscrivent en revanche dans des confrontations culturelles à forte dimension politique, sociale et idéologique et relèvent d’un phénomène de transferts et de reformulations propre aux siècles de la modernité médiatique. Le trait graphique et le savoir littéraire de Crowquill agissent comme une relecture critique de la pièce de départ – relecture accomplie depuis l’autre rive grâce à une lorgnette anglaise déformante et par deux moyens. Mais les objets voyagent de surcroît et ce voyage peut intensifier leur portée – c’est ce qui se produit avec l’album signé Lachgern. Ainsi, le correctif permanent par la parodie d’un mythe graduellement nationalisé à outrance finit par révéler une dimension enclose dans le Faust de Goethe lui-même : le rôle que peut y jouer Méphistophélès, non plus tant démon tentateur que force intelligente, railleuse, de la canonisation. C’est ce que le transfert des images de Crowquill par Lachgern en Allemagne assume pleinement en légendant les images d’après le Faust d’origine. « La part de burlesque », disait Pierre Mac Orlan, « qui est la force du démon et le secret de sa résistance devant toutes les séductions de la sentimentalité » [32].

 

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[30] Al. Crowquill, Faust, A Serio-Comic Poem with Twelve Outline Illustrations, Op. cit., p. 32.
[31] Voir W. Wegner, Die Faustdarstellung vom 16. Jahrhundert bis zur Gegenwart, mit 90 Abbildungen, Amsterdam, Verlag der Erasmus Buchhandlung, « Safaho-Monographien, Band 1 », 1962, p. 125.
[32] P. Mac Orlan, « Daragnès et les livres », [1924], dans P. Mac Orlan, Œuvres complètes, 12. Masques sur mesure II, éd. Gilbert Sigaux, [Evreux], Cercle du bibliophile, [1970], p. 206. Jean-Gabriel Daragnès a illustré le Faust de Goethe à plusieurs reprises.