Blessures de Goethe. Un Faust parodique
par Alfred Crowquill (1834) et sa version
allemande par Anselmus Lachgern (1841)

- Evanghelia Stead
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Fig. 1. Al. Crowquill, Faust,
A Serio-Comic Poem…
, 1834

Fig. 2. Al. Crowquill, « Margaret Admiring the Present
Left by the Devil
», 1834

Cette polymorphie artistique se reflète dans son pseudonyme : Crowquill désigne au sens propre une plume de corbeau, et au sens technique une plume à la fine pointe d’acier, celle employée dans ses dessins à l’encre. L’instrument renvoie aussi autant à l’écriture piquante qu’au dessin, en particulier au mince contour du dessin au trait. Simon Cooke remarque astucieusement que Crowquill résonne en anglais de concert avec croquis, l’esquisse rapidement enlevée, et une technique qui capte des instantanés d’intérêt satirique grâce au crayonnage rapide [14]. En plus de l’instrument, le terme renvoie aux défauts à corriger. L’expression to have a crow to pluck with somebody signifie « trouver un travers chez quelqu’un » et le verbe to crow connote la supériorité : tous deux désigneraient le satiriste, un fin observateur des travers de l’humanité, en l’occurrence, un relecteur critique de Faust. Le corbeau (crow) dans Crowquill le rattache aussi à la longue tradition des animaux déplaisants et disgracieux, dits antipoétiques, propres aux parodies, tels les grenouilles et les souris de La Batrachomyomachie, la parodie de l’Iliade, ou Les Grenouilles d’Aristophane qui parodie les tragiques, deux ancêtres célèbres du genre. En effet, que viendrait faire un corbeau dans le Faust de Goethe ?

Comme Simon Cooke le fait remarquer, la polysémie de Crowquill fournit aussi au lecteur un outil critique pour décoder l’art d’Alfred Forrester sur trois plans : la création de traits d’esprit, de distorsions et d’élisions visuelles ; la production de plaisanteries alertes et de situations amusantes ; et un intérêt pour le faussement naïf, un humour qui célèbre la gaucherie tout en privilégiant ce qui perturbe, importune ou contrarie selon une forme codée, telle la plume qui mord lorsqu’on s’y attend le moins [15]. Conscient de ces sens superposés, Forrester publia en 1854 A Bundle of Crowquills, dropped by A. Crowquill in his Eccentric Flights over the Fields of Literature, un titre que l’on pourrait rendre par Une poignée de croquis/paquet de dessins, lâchés par A. Plume-de-Corbeau dans ses vols excentriques au-dessus des champs littéraires. De même, son interprétation parodique de Faust est un exercice sophistiqué et un pas de deux.

 

Travestissements

 

Ces douze images et douze chants procèdent par sélection et une trivialisation qui affadit le tragique. Les planches renvoient à des épisodes marquants du Faust de Goethe, modifiés à dessein et réinterprétés : la signature du pacte (et non le pari engagé entre Faust et Méphistophélès) ; la taverne d’Auerbach (où cognac et rhum coulent à foison) ; Faust dans la grotte (et non la cuisine) de la sorcière où une Marguerite dodue paraît dans le miroir ; Faust buvant la potion magique (et non le philtre) ; la première rencontre de Faust et de Marguerite (armée d’un parapluie) ; Marguerite admirant le cadeau du diable (voir infra) ; Marguerite montrant le cadeau à la voisine ; la décision de la fleur (un titre repris des copies gravées de Retzsch sur la double scène du jardin) ; la scène du pavillon (qui amplifie un très bref passage de l’original) ; le duel de Faust avec Valentin (devenu un pugilat) ; la confrontation entre Faust et le diable ; et le refus de Marguerite de quitter la prison (elle menace Faust avec un bock à bière). Les images gauchissent douze des vingt-six planches de Retzsch et y insèrent des détails détonants.

D’autres moyens y concourent : une réflexion sur la traduction, le choix d’une importante tradition poétique britannique, des considérations sur le style employé, et l’insertion de référents culturels anglais.

La préface présente l’ouvrage comme une traduction revigorée du poème affadi par les traductions canoniques : « The fact is, our precursors have, one and all, only done this wild poem into tame English » [16] – « Le fait est que nos prédécesseurs, tous sans exception, n’ont rendu ce poème sauvage qu’en anglais domestiqué ». Pour retrouver la violence initiale, le nouvel auteur inscrit systématiquement le matériel et le prosaïque (nourriture, boisson, tabac) dans le drame intellectuel. Il se nomme « The German in an English dress », l’Allemand en costume anglais, et le dessin se charge aussitôt de le représenter. Un personnage en costume d’époque, parapluie en main et longue pipe allemande en écume de mer au bec, apparaît à la place habituellement occupée par la signature, à la fin de la préface (fig. 1). La comparaison avec les portraits de Crowquill montre que c’est bien lui. Il se tient dans un cercle (peut-être le cercle magique de la conjuration, dont l’origine est la vulgate faustienne et la tragédie de Marlowe, mais pas celle de Goethe) et possède une ombre (peut-être son modèle parodié). Il se pourrait bien qu’il soit un Momus moderne, le dieu de la raillerie, du sarcasme et de la moquerie, que la mythologie grecque fait naître de Nyx, la Nuit, associée à l’Erèbe, les ténèbres.

Le contenu textuel ne déroge ni au rabaissement ni au jeu attendu sur les valeurs, encore moins aux nombreuses allusions modernes qui ancrent le drame universel dans les contextes britannique et germanique les plus immédiats. Le Faust de Crowquill est lippu et sa Madge (Marguerite) courtaude et joufflue, un parapluie à la main et une grosse croix bien en évidence sur la poitrine. Les bijoux de Marguerite sont remplacés par des saucisses, dévorées par le prêtre et convoitées par la voisine (fig. 2). Ces éléments ne surprennent pas. Les planches de Retzsch en font les frais. On est devant un menu travail de correction du drame métaphysique dans l’image par la mangeaille, la gargote, les nippes. Ce qui surprend en revanche est le texte. Crowquill reprend ces éléments dans une forme poétique exigeante, la strophe de huit pentamètres iambiques rimée abababcc, héritée de l’ottava rima des épopées italiennes de l’Arioste et du Tasse. C’est à partir d’elle qu’Edmund Spenser avait élaboré la strophe spensérienne, employée dans un grand poème anglais, The Fairy Queen. Sans aller jusqu’aux neuf vers de Spenser, la strophe de Crowquill relève de la tradition savante de la poésie héroï-comique. Elle est la cellule où se logent une série de quiproquos, de mots à double et triple sens, de chocs entre niveaux de langue, et d’acoquinements entre le noble et le trivial. Il en résulte une caisse de résonance fine et stridente, qui tire la tragédie du côté du burlesque. Ce remaniement fait penser à Hudibras de Samuel Butler (1663, 1664 et 1678), le grand poème burlesque du XVIIe siècle qui tournait en ridicule la poésie de cour par le biais de Sir Hudibras, un chevalier errant pensé sur le modèle de Don Quichotte – avec une différence : Hudibras est écrit en distiques, donc en rimes plates, un aplatissement de la forme qui n’est plus de mise ici.

Outre les autocorrectifs, les adresses à soi et les apartés, la nouvelle composition comporte plusieurs remarques ironiques sur le style et les genres, successivement mis à l’épreuve et abandonnés. Cet affichage fréquent et conscient du second degré dans le poème parodique lui-même montre la haute conscience qu’a l’auteur de l’exercice auquel il se livre. Son narrateur adopte une posture métalittéraire pendant que le lecteur est invité à prendre en considération à la fois le remaniement moqueur de l’œuvre de départ et la connaissance experte de sa réalisation, tout autant que le savoir de l’auteur-dessinateur conscient de ses capacités.

 

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[14] S. Cooke, Ibid.
[15] Ibid.
[16] Al. Crowquill, Faust, A Serio-Comic Poem with Twelve Outline Illustrations, Op. cit., p. vii.