Pilon, clou et bleu de méthylène.
Destructions du livre chez Elisabetta Benassi, Tania Mouraud et Thu Van Tran
- Magali Nachtergael
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En 2013, Elisabetta Benassi présente une exposition, intitulée avec humour Voglio fare subito una mostra, à la Fondation Merz à Turin [20]. S’appuyant sur le passé ouvrier de la ville où sont inaugurées en 1922 les usines Fiat au Lingotto, elle réactive l’histoire industrielle du bâtiment qui abrite la fondation consacrée au grand représentant de l’arte povera, Mario Merz. Dans cette ancienne usine de la marque automobile Lancia construite en 1936, Benassi expose une voiture prise dans des filets de pêche (Mareo Merz, 2013) et une reprise moderne d’une œuvre de Merz, une moto accrochée sur le mur déposant des chiffres en néon dans son sillage (Accelerazione = sogno, numeri di Fibonacci al neon e motocicletta fantasma, 1972). Ces œuvres monumentales, à l’impact visuel fort et spectaculaire, sont accompagnées d’une petite installation discrète, aux dimensions bien plus réduites. Elle met en jeu un livre d’Antonio Gramsci, Passato e presente, traversé par un énorme clou en fer forgé et ainsi rivé au mur par l’artiste (fig. 3). Si Mouraud présentait des livres détruits à échelle industrielle, ici, un seul ouvrage est comme crucifié sur la cimaise. Passato e presente est le dernier volume des Cahiers de prison du penseur marxiste révolutionnaire Antonio Gramsci, et contient « ce que les éditeurs estimaient ne pas pouvoir placer dans les cinq premiers » [21]. Emprisonné sous Mussolini, figure de proue de l’antifascisme, socialiste d’inspiration marxiste-léniniste, il fait ses études à Turin où il développe ses premières théories politiques avec un groupe d’intellectuels turinois autour de la revue L’Ordine Nuovo, théories affinées par la suite en vue de la mise en place concrète d’un Etat prolétarien. Passato e presente, par son titre, met en avant de façon explicite le lien entre le passé et le présent, à travers une double boucle temporelle, celle du temps d’énonciation de Gramsci et celui de l’œuvre exposée. Les Cahiers de prison d’Antonio Gramsci sont composés de fragments mélangés : Passato e presente, soit les Cahiers 6 à 9 ont été rédigés entre 1930 et 1932 et comporte des séries de paragraphes intitulés « Passé et présent », s’attachant plus particulière à des lectures d’articles en revue ou livres et des réflexions sur l’organisation sociale, la répartition des richesses, le fordisme, la guerre ou les manières de gouverner. Ce bréviaire politique, qui accompagne une série portant sur des « Notions encyclopédiques », reflète une pensée mise en position précaire, la prison, où l’accès à la bibliothèque et l’écriture est réglementé. Pour mémoire, Gramsci n’obtient l’autorisation d’écrire qu’en 1929, le ministère public, l’ayant condamné en 1927, avait alors déclaré devoir : « empêcher ce cerveau de fonctionner pendant vingt ans » [22].
Le choix du livre de Gramsci dans le contexte de l’usine Lancia renvoie donc à la fois aux luttes ouvrières, à l’histoire du socialisme italien, son opposition au fascisme mais aussi à la rétention de la pensée et de l’humain, allégoriquement figuré par le livre, comme chez Tania Mouraud, mais de manière plus distante. Le livre est aussi considéré dans une relation double à l’espace. D’abord, il porte en lui une contribution majeure de la construction d’une pensée sociale théorique qui a concerné directement l’histoire du bâtiment, ainsi que la situation sociale et politique des êtres qui y ont travaillé : le contenu englobe de façon macroscopique les enjeux qui se sont joués à échelle réduite dans la société ouvrière qu’abritait l’usine. Ce jeu de proportion se déploie sur plusieurs niveaux, la vie d’une seule usine ne peut évidemment figurer la totalité des expériences, mais métonymiquement, elle exemplifie un fait historique et social. Par exemple, la reprise de la table Fibonacci Napoli, 1971 de Mario Merz sous le titre Pausa Lavoro (2013) évoque à travers une table la situation de la condition ouvrière, sa communauté, ses espaces de rencontres. Ainsi, le format du livre de poche, ainsi que l’écriture fragmentaire, alimentent le contraste entre la grande histoire de l’Europe durant la montée du fascisme et son essor industriel post-crise de 1929, et la micro-histoire, les pensées faibles [23]. Le livre choisit est un ouvrage parfaitement populaire et accessible, peu coûteux. Il ne s’agit pas ici de mettre en scène le savoir ou la pensée politique comme un discours réservé à une élite, mais au contraire, au peuple étudiant. L’ouvrage apparaît également en tant qu’archive historique, qui correspond à une époque du passé :Gramsci écrit ces textes entre le début de l’usine Fiat à Turin, la montée du fascisme et l’installation de l’usine Lancia en 1936, un an avant sa libération et sa mort, trois ans avant le début de la Seconde Guerre mondiale. Si le titre est en soi évocateur – Passé et présent –, le contenu de l’ouvrage éclaire aussi le geste artistique et le dispositif plastique : le clou est un élément de montage industriel moderne et le fer forgé indique aussi une inscription de l’objet dans une temporalité lointaine, confirmée par le choix de l’édition de 1953 pour l’ouvrage de Gramsci. Que reste-t-il des luttes sociales portées par ce texte et les murs de cette usine ? La réactivation de l’histoire du lieu par sa mise en contact brutal avec un livre qui a accompagné les revendications des ouvriers, là et dans toute l’Italie mais aussi l’Europe, témoignent de la violence d’un dialogue dont l’issue est une transformation de l’usine en espace muséal, figé et entièrement vidé de sa substance laborieuse. Ce modeste témoignage, clou planté dans un livre, d’une crucifixion de la pensée révolutionnaire et de la classe ouvrière, montre bien la place minime qu’il occupe désormais dans un lieu immaculé qui participe à la circulation d’un marché régulé par des transactions financières globalisées cohabitant avec un passé qui parfois refait surface : le chalut pêchant la voiture est un autre signe de ces résurgences inopinées, la table des ouvriers de Naples régulièrement ébranlée par une secousse sismique invisible en est une autre. Mais seul le livre et le fil historique qu’il contient permettent d’englober les éléments formels de l’exposition dans le cadre d’une pensée social-révolutionnaire qui s’actualise matériellement et revient elle aussi à la surface d’une mémoire qui l’avait enfouie. Aussi faut-il voir le livre dans les installations plastiques comme un media, porteur de discours – même si celui-ci est entrecoupé et difficilement déchiffrable – ce que les œuvres de Thu Van Tran exemplifient dans leur rapport à l’histoire coloniale.
Autodafés et censures
On sait que Jacques Derrida n’était pas un défenseur absolu de l’écrit (un pharmakon selon lui, poison et remède), lui qui avait grandi dans une société marquée par la tradition orale. Il considérait plutôt que « la destruction du livre, telle qu’elle s’annonce aujourd’hui dans tous les domaines, dénude la surface du texte » [24], lui rendant peut-être une nouvelle visibilité. Thu Van Tran expose en 2009 sa version plastique de Fahrenheit 451 (1953), et rend hommage la même année à Derrida en recopiant en alphabet phonétique – Un alphabet éteint (2009) – l’incipit du Monolinguisme de l’autre. Le livre a bel et bien disparu mais la voix du texte persiste, sous une autre forme. Le choix de la dystopie de Ray Bradbury s’inscrit dans l’angoisse moderne de la disparition des livres sous l’hégémonie d’écrans qui nous absorberaient autant qu’ils nous contrôleraient. La société panoptique, sa vision absolue, interdiraient toute relation intime avec le livre. Ainsi, pour résister à cette assimilation par le nouveau média-vampire, c’est en incorporant le livre, en devenant « homme-livre » comme le rappelle Thu Van Tran, que le texte est sauvé par la mémoire de chacun et son intégration dans le nouveau collectif spécifiquement organisé pour la survie de ces textes. La mise en espace de l’ouvrage en chapitre s’articule comme autant de stases sémiologiques qui portent une interprétation des moments clefs du livre : Prélude phonétique, Autodafé, Le pissenlit ou le limier destructeur, Bonheur immédiat, Germination, La cavale, Exister-caché et L’imaginaire ne cèdera pas. Ces deux derniers chapitres cités contiennent les pièces les plus directement engagées à la fois avec le roman et l’objet livre.
[20] E. Benassi, Voglio fare subito una mostra, du 15 mai 2012 au 8 septembre 2013, Fondation Merz, Turin.
[21] G. Francioni, « Un labyrinthe de papier (introduction à la philologie gramscienne) », Laboratoire italien, n°18, 2016 (consulté le 25 août 2019).
[22] H. Portelli, « Antonio Gramsci (1891-1937) », Encyclopædia Universalis (en ligne après identification du lecteur. Consulté le 25 janvier 2018).
[23] La pensée faible ou « il pensiero debole » (1983) est un concept du philosophe turinois Gianni Vattimo mais aussi une chronique régulière dans La Stampa, journal turinois.
[24] J. Derrida, De la grammatologie, p. 31, cité par S. Archibald, Le texte et la technique, Op. cit., p. 91.