Pilon, clou et bleu de méthylène.
Destructions du livre chez Elisabetta Benassi, Tania Mouraud et Thu Van Tran
- Magali Nachtergael
_______________________________
Le titre de l’œuvre reprend une locution latine signifiant « jusqu’à la nausée » et offre une lecture univoque de ce qui est montré sur les trois écrans géants tapissant la grande salle qui était consacrée à l’installation d’origine. Dans un ballet mécanique qui se répète en boucle, on assiste sur ces images filmées sans commentaire, aux mouvements incessants de machines énormes, bulldozers et broyeuses occupées à réduire en miette des monceaux de livres. Tania Mouraud a en effet filmé le travail du pilon, usine gigantesque de destruction et de recyclage des livres qui ont été mis au rebut, rossignols, invendus, stocks anciens ou désherbages de bibliothèques (fig. 2).
L’installation vidéo est accompagnée d’une violente bande-son qui reproduit des bruits mécaniques avec fracas : avec l’aide de l’IRCAM, ce sont mille cinq cents sons de machines enregistrés qui ont été montés pour amplifier – à l’aide de vingt-sept enceintes – la force des images et plonger le visiteur dans une immersion sonore autant que visuelle. Le spectacle de ces livres, pages et papiers qui sont déchirés, broyés, écrasés sous nos yeux n’en est que plus saisissant, les sons reproduisant une sensation de tridimensionnalité. Les trois écrans, « à touche-touche » projettent, sur une longueur de 43 mètres et 7 mètres de haut, des images elles-mêmes montées, de sorte qu’à la manière d’un split-screen, technique utilisée au cinéma pour montrer des actions simultanées, le spectateur assiste en même temps à plusieurs opérations de destructions, sous des angles différents : l’arrivée en benne, le passage sur les tapis roulants, le tri effectué par des chaînes, la récolte dans des grands grappins ou bennes preneuses par des engins de chantier [14]. Cette activité dantesque a de façon évidente, de par sa monumentalité, un effet puissant et terrifiant, d’autant que toute présence humaine est volontairement effacée de ce système qui n’a pour but que la destruction. La dimension industrielle de la destruction, son rythme effréné et impitoyable, fait aussi surgir des images latentes d’un holocauste dont le livre serait une figure allégorique de l’humain. Michel Delon introduit ainsi son ouvrage collectif, La Bibliothèque est en feu : « Les images des bûchers de livres à Nuremberg se superposent dans notre mémoire à celle des charniers de l’holocauste. Ce sont les mêmes uniformes qui condamnent au feu les livres et les êtres humains » [15]. La réponse à cette barbarie, conclut Delon, en la figure de l’homme-bibliothèque, apparaît donc comme une résistance individuelle à une machine collective de destruction. En effet, la spécialiste des destructions culturelles Rebecca Knuth citant la conférence de Guy Stern de 1989 sur les autodafés nazis, explique que la destruction d’un livre est liée à une anthropomorphisation « du livre ou de l’essence du livre », conduisant à considérer que les « livres sont des êtres vivants » [16].
Associant elle aussi l’image du livre et de l’humain, Tania Mouraud justifie cette proximité par le fait que l’objet livre est éminemment intime, à la fois quotidien et tactile. Il fait partie des objets que l’on emporte, que l’on garde chez soi mais aussi avec lequel chacun peut entretenir des liens affectifs et ressentir des émotions [17]. Cette disparition du livre est bien la trace, à l’instar du roman d’anticipation Fahrenheit 451, d’un savoir, d’une culture mais aussi d’une humanité qui se trouve engloutie par la mécanisation d’un processus devenu aveugle. Ce n’est pas seulement la dénonciation d’une perte d’un lien au savoir qui est mis en scène mais la médiation des processus de destruction dans des systèmes où l’humain et ses traces sont complètement effacés [18]. Dans cette installation donc qui met en scène le livre, aucun texte, aucun discours, aucune parole n’accompagne le spectacle de la destruction. C’est l’objet dans la plénitude de son être, son idéalité, qui est vu et montré : cette mise en scène du livre renvoie ici aux références platoniciennes de Joseph Kosuth dans ses séries sur les objets et les éléments du réel (One and Three Chair ou Water par exemple) mais aussi à ses bibliothèques (Du Phénomène à la bibliothèque, 2006) en même temps qu’elle annonce leur fin tragique.
Dans une continuité historique de l’art, cette destruction massive des livres, désincarnée, même si l’on distingue un titre ici ou là, dépasse et englobe le motif du livre dans l’art, la peinture mais aussi son intégration dans l’art contemporain comme un vecteur fort de dialogue avec le spectateur, dialogue parfois nécessaire et donnant leur sens aux œuvres. Le pilon de Mouraud, dans l’économie picturale et son histoire, place le spectateur directement au cœur d’un assourdissant autodafé qui touche un motif classique en peinture, depuis la Renaissance et la figure de l’artiste lettré jusqu’à celle de l’artiste-philosophe et plus récemment celle de l’artiste-chercheur. Au-delà de la thématisation artistique et le commentaire plastique que suggère Mouraud, c’est aussi la symbolique du livre comme dépositaire du savoir, de la connaissance et de la mémoire à laquelle s’oppose violemment une destruction physique, réelle et économiquement programmée. L’œuvre se présente comme un « programme éthique », accompagné de messages à la limite de la lisibilité disposés dans la ville de Vitry (Même pas peur, I have a dream), et qui engage le regard critique de l’artiste sur sa contemporanéité. Cette contemporanéité est marquée, et l’œuvre de Mouraud en témoigne, par un rapport ambigu à la connaissance et les supports matériels qui l’ont soutenue depuis l’invention de l’écriture et du livre imprimé en Europe. Dans son ouvrage de référence sur les grands autodafés de l’histoire Fernando Báez rappelle depuis les débuts de l’écriture et de la préservation de manuscrits, les grandes destructions qui ont accompagné les livres. Autodafés, destructions religieuses, politiques, de guerre ou personnelles, la disparition des livres, comme lors de la destruction des bibliothèques universitaires et nationales de Sarajevo qu’il appelle le « libricide serbe » et qui vit plus de 1 500 000 d’ouvrages partir en fumée [19], sont des traumatismes collectifs.
Usine, prison et clou autour des écrits de prison d’Antonio Gramsci
Ce qui percole également très fortement dans les images mécanisées de destruction, et que Mouraud met en avant, est le monde du travail à l’œuvre dans un remake dystopique des temps modernes, entre iconographie populaire vue dans les films de science-fiction du tournant du XXIe siècle (de Terminator à Wall-E) et critique d’un capitalisme qui finit par broyer autant l’homme que ses œuvres et son environnement. Le livre, et le savoir qu’il contient, accompagne paradoxalement un processus de destruction global de la planète : l’anthropocène est une forme de conscience active et pourtant destructrice d’épuisement des ressources, de gaspillage à échelle mondiale et de production intense de déchets. L’œuvre d’Elisabetta Benassi se situe dans un même contexte, tout en déplaçant le curseur historique au début du XXe siècle, à l’époque des grands essors de l’industrie, notamment automobile.
[14] T. Mouraud, Ad Nauseam, Op. cit., voir en ligne (consulté le 25 août 2019).
[15] M. Delon, « Introduction », M. Delon (dir.), « La bibliothèque est en feu », Littérales, n° 91, 1991, p. 5.
[16] R. Knuth, Libricide. The Regime-sponsored Destruction of Books and Libraries in the Twentieth Century, Wesport, Praeger, 2003, p. 1.
[17] T. Mouraud, « A propos de l’exposition Ad Nauseam, entretien avec Tania Mouraud », 11 septembre 2014 (consulté le 25 août 2019).
[18] F. Lamy, « Le mot du commissaire », Mac Val (consulté le 25 août 2019).
[19] F. Báez, Histoire universelle de la destruction des livres. Des tablettes sumériennes à la guerre d’Irak, tr. de l’espagnol par Nelly Lhermillier, Paris, Fayard, p. 370, repris dans K. Baker, On the Burning of Books, Londres-Chicago, Unicorn, 2016, p. 140-41.