Emploi et contremploi du Livre
- Andrea Oberhuber et Sofiane Laghouati
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Fig. 9. D. Dorst et J. J. Abrams, S, 2014

Fig. 10. E. Ruscha, Every Building on the Sunset
Strip
, 1966

A partir de quatre axes de réflexion principaux –

1) De l’époque moderne au livre d’artiste (fig. 9) postmoderne en passant par le livre dit surréaliste, de quelle façon, par quels moyens est pensé l’objet livre, entre l’écrit et le pictural ? Comment la rencontre se négocie-t-elle des deux côtés ? Quel compromis faut-il faire lorsqu’on s’aventure sur le terrain de l’Autre ?

2) Dans quelle mesure les blessures infligées au livre par les artistes et les écrivains font-elles advenir des formes livresques « avant-gardistes » susceptibles de traduire une esthétique transfrontalière, c’est-à-dire propice au décloisonnement des arts et des médias, notamment à travers la démarche collaborative, le contremploi de l’espace disciplinaire et l’effet palimpseste ?

3) Entre son statut de média et de médium, quelles sont les façons d’accueillir, dans le livre, des traces de sons, des performances, des effets d’intertextualité et d’interpicturalité ?

4) Quelle place existe pour la littérature hors livre (exposition, œuvre d'art, création digitale) ? Quel espace est aménagé pour le livre dans des dispositifs multimédiatiques (sur Internet, dans le cadre d’expositions ou de performances, dans les arts de la scène) ?

 

– nous sommes parvenu.e.s à tracer quelques lignes sinueuses à travers le vaste éventail d’interrogations sur l’histoire et l’actualité du Livre dans ses rapports avec des savoir-faire esthétiques qui changent le corps de l’œuvre, son appartenance à la littérature et/ou aux arts visuels en créant un objet intermédiaire, sa réception par le lecteur ou le spectateur (dans le cadre d’une exposition), sans oublier sa conservation en bibliothèque ou dans les archives d’un musée. De manière générale, le dossier se propose de réfléchir sur le passé, le présent et l’avenir du Livre, ses reconfigurations, les fonctions, les enjeux (littéraires et esthétiques), de même que les tensions liées aux empiètements d’une forme d’expression sur une autre, au décloisonnement des frontières entre les arts et les médias, entre les écrivains et les artistes, à la porosité des disciplines en ce qui a trait aux formes de narrativisation modernes et contemporaines, dont le Livre demeure malgré tout un dispositif médiatique de premier choix.

Les neuf contributions rassemblées sous l’enseigne des « Blessures du livre : écrivains et plasticiens à contremploi » circonscrivent les questions susmentionnées en cercles concentriques. Plutôt que de les avoir regroupées selon un ordre chronologique qui aurait proposé un parcours de lecture du Faust de Goethe parodié par deux « dessinateurs/caricaturistes de la première moitié du XIXe siècle à des interventions radicales dans la matérialité du livre par des artistes de l’extrême contemporain, nous avons privilégié une organisation toute goethienne par affinités électives du recueil. Ainsi, c’est par le travail de la psychanalyste, écrivaine et photographe Lydia Flem que nous souhaitons ouvrir une première double blessure du livre due au travail d’assemblage et de collage d’éléments hétéroclites (dans la bonne tradition des avant-gardes de l’entre-deux-guerres) à laquelle s’adonne l’artiste pour fabriquer la série « Photo-écriture », accompagné du texte « Comment naissent les images ». Nous avons jumelé à cette démarche conjuguant des fragments textuels et des images photographiques, afin d’y faire écho et en guise d’un cadre essayistique, les réflexions d’Yves Peyré, spécialiste de l’histoire du livre et ancien directeur de la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, qui propose une traversée des rapports qu’entretenaient traditionnellement le texte et l’image, de la Renaissance à Marcel Broodthaers en passant par Hugo, Baudelaire et Henri Michaux. La partie intitulée « Illustrer, inventer, transposer » regroupe cinq articles qui portent sur diverses modalités d’intervenir dans l’objet livre et de lui faire subir des métamorphoses plus ou moins substantielles. A travers l’illustration parodique de l’œuvre phare de Goethe, qu’est le Faust, ce sont de multiples blessures qui sont infligées de la sorte au livre. Comme le montre Evanghelia Stead, elles sont à la fois linguistiques et culturelles, lors de la traduction de l’allemand en anglais ; mais cette lecture orientée de l’œuvre princeps, comme sa transformation radicale, a lieu par l’entremise de l’album de 26 suites gravées par Moritz Retzsch (1816) dont s’inspire Alfred Crowquill pour proposer une œuvre verbo-iconique singulière et très différente de l’œuvre première. Avec Mobile de Michel Butor, Mireille Calle-Gruber invite à la découverte d’une seconde vie de l’œuvre où se lisent, dans le palimpseste ou sur le revers des nombreux écrits de l’auteur, le manuscrit devenu œuvre plastique et tridimensionelle faite de trouées, de couleurs et de moirages édifiants. Hélène Campaignolle démontre la complexification iconique et auctoriale de Femmes de Claude Simon, basé a priori sur les peintures de Joan Miró mais à propos duquel il existe également des dessins de l’auteur. Dans son analyse de Some Cities de l’artiste britannique Victor Burgin, Alexander Streitberger s’intéresse au décloisonnement entre le monde réel et la réalité virtuelle, entre des formes discursives et narratives, d’une part, et des images de différentes villes et de médias de masse qui se côtoient au sein de l’œuvre, d’autre part. La question des transformations déclenchées par la diffusion de livres numériques sur des plateformes comme Kindle ou Kobo, et plus précisément celle des relations réciproques entre le livre papier et sa/ses déclinaisons numériques sont soulevées par René Audet à partir de trois exemples contemporains : The Selected Works of T. S. Spivet, S et Les Choses (fig. 10). Comme la première partie, la troisième est elle aussi composée en diptyque : l’analyse d’A Humument de Tom Phillips qui procède à la réappropriation d’un roman victorien de 1892 par le processus de suppression-adjonction (l’article est cosigné par Livio Belloï et Michel Delville) prépare le terrain pour la maltraitance, voire la mise à mort de l’objet livre à laquelle se livrent les artistes Elisabetta Benassi, Tania Mouraud et Thu Van Tran pour en exposer le résultat percutant (Magali Nachtergael).

Objet de culte et de culture depuis des siècles, le Livre a connu de nombreuses transformations médiatiques : au gré des més.usages des écrivains et des artistes, il n’a jamais cessé d’être le témoin de nos propres évolutions. Et s’il résiste et persiste à être encore, pour un temps, l’aune à laquelle se mesurent les changements d’époque, c’est précisément parce qu’il a longtemps été l’athanor de nos métamorphoses les plus marquantes.

 

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