Emploi et contremploi du Livre
- Andrea Oberhuber et Sofiane Laghouati
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Fig. 4. C. Cros et E. Manet, Le fleuve, 1874

Fig. 5. A. Mucha, Pater, 1899

L’âge d’or de l’image puis du livre illustré, l’une des modalités les plus fréquentes et la plus évidente pour briser la cohérence du texte, de la forme linéaire de la narration ou de la disposition des mots sur la matérialité de la page, se situe aux XVIIIe et XIXe siècles. Outre le développement des moyens de production et de diffusion de la presse au XIXe siècle, qui contribueront à la transformation de l’économie de l’édition [7], les recherches entreprises pour reproduire la photographie à grande échelle dans le dernier quart du siècle vont aboutir : c’est réellement à cette occasion que le livre entre dans l’ère de production industrielle de masse. Ceci aura pour effet d’engendrer de nouvelles partitions dans le monde de l’imprimé : d’un côté du spectre, il y a l’édition courante, produite à grande échelle, où l’illustration est réduite à un usage standardisé de la photographie ; à l’autre bout du spectre se trouve une production plus confidentielle, généralement luxueuse et aux faibles tirages, définie par une attention portée aux procédés de fabrication artisanale et le maintien des traditions. Mais là encore il convient de souligner qu’il s’agit de partitions et non de frontières étanches [8]. Si « la bibliophilie » se vit comme un retour et une amélioration des pratiques mises en place au début du siècle, grâce notamment à la création de société « d’amis du livre » à partir de 1873 permettant de consacrer le travail d’un artiste ou d’un illustrateur, les premiers livres d’artiste [9], publiés par des marchands d’art ou des éditeurs spécialisés, vont dans les mêmes années « profiter » des mêmes générations de collectionneurs et de bibliophiles [10] qui ont fait du livre, tour à tour ou simultanément, un conservatoire des arts et métiers du livre et un espace exploratoire pour les avant-gardes. Dès lors, l’illustration peut ne plus illustrer et rejouer de diverses manières son rapport au texte, comme ce fut déjà le cas des eaux-fortes d’inspiration japonaise de Manet accompagnant le poème Le Fleuve (1874) de Charles Cros (fig. 4).

Le livre est alors le prolongement des cimaises des galeries et offre en sus la possibilité de bénéficier de l’aura des poètes et écrivains qui y président. Le succès est tel que rares sont les créateurs qui ne l’expérimentent pas. C’est ainsi qu’au XXe siècle, le livre d’artiste a participé pleinement à des aventures des avant-gardes historiques et de l’art contemporain. Tandis que la photographie occupe une place de plus en plus importante dans l’édition à grand tirage, elle va également gagner le secteur de l’édition artistique comme nous le rappellent très justement les travaux de Martin Parr et Gerry Badger [11]. Le livre dit surréaliste, les projets Fluxus des années 1960-70 et le livre d’artiste contemporain sont autant de modalités « avant-gardistes », chacune en son temps et obéissant à des prémisses bien particulières [12], de repenser l’objet livresque tout en infligeant un certain nombre de blessures à son intégrité (formelle et textuelle) à travers des reconfigurations variables des rapports texte/image, ou alors en reconceptualisant tout autrement la matérialité même du livre, de son support médiatique, de sa destination. Evoquons au passage l’Abécédaire (1975) de Roland Giguère, conçu en volumen et augmenté d’illustrations de Gérald Tremblay ; le majestueux Livre de Leonor Fini (1975) de Leonor Fini, à la fois album, scrapbook et tombeau iconotextuel ; El Diario de Frida Kahlo, 1944-54 (1995), carnet d’artiste de la peintre mexicaine qui y consigne réflexions diaristiques et esthétiques traversées littéralement par des taches de peintures ou des décalcomanies de figures sur les pages d’écriture.

La paternité des nouvelles configurations de l’objet livre telles qu’elles inspirent (ou défient) encore aujourd’hui écrivains et artistes, si l’on voulait donner une assise historique concrète à notre réflexion sur les « Blessures du livre », revient, cela ne fait aucun doute, à Un coup de dés jamais n’abolira le hasard (1897) de Stéphane Mallarmé, et au Pater (1899, fig. 5) d’Alphonse Mucha. Si le premier jalon est l’œuvre d’un poète avide d’expérimentations verbales et de l’espace paginal ; et si le second jalon se donne à voir comme une réinterprétation du Notre-Père sacré à travers des illustrations Jugendstil (Art nouveau) réalisées par le peintre d’origine tchèque rompu aux arts graphiques, nous constatons aisément que l’apport à des façons modern(ist)es d’imaginer l’espace du Livre est partagé, plus ou moins à parts égales, entre le domaine des Lettres et celui des Arts visuels. En ce sens, les historiens tant du livre que de l’art s’accordent pour constater que le XIXe siècle est l’une des périodes clés pour toute l’Europe, dans le renouvellement des rapports entre les littératures et les arts graphiques de manière générale, et plus spécifiquement entre le textuel et le pictural au sein de l’espace livresque. C’est à la faveur des améliorations techniques (la lithographie ou l’héliogravure, par exemple) permettant une reproduction relativement fidèle de l’image, ou alors grâce à l’intérêt grandissant des écrivains pour le cliché photographique dans l’entre-deux-guerres que se constellent de nouvelles configurations de livres hybrides : le texte et l’image peuvent être disposés sur la même page, la double page ou dispersés à travers le livre. Ainsi que le note Riva Castleman, dans A Century of Artists Books, « la plupart des artistes anglais, français et allemands modernes importants ont réalisé des œuvres pour les livres » [13].

A contrario, il y a lieu de s’interroger sur le rôle de certains artistes dans l’ouverture du champ littéraire aux arts plastiques, avec toutes les transformations de la conception du littéraire que cette ouverture implique. Ainsi en serait-il de l’influence exercée par Félicien Rops sur l’œuvre de l’écrivain Charles De Coster lequel n’hésita pas à transformer sa Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d’Ulenspiegel et de Lamme Goedzak au pays des Flandres (1869) [14], pour mieux faire adhérer son écriture aux dessins de Rops. Citons également le roman fantastique d’Alfred Kubin, L’Autre Côté (Die andere Seite, 1908), dont il assura également l’illustration, ce qui remédiait, dans le cas de l’artiste autrichien, non seulement à une crise existentielle et créative mais constituait en même temps le renouvellement de son esthétique graphique [15]. Et lorsque Georges Rodenbach accepta, sur les conseils de son éditeur Flammarion, d’augmenter son récit symboliste Bruges-la-Morte (1892) de photographies en noir et blanc (signalons qu’il s’agissait de cartes postales destinées aux touristes) [16], il ouvrit malgré lui la voie à une tradition féconde, soit celle de la photolittérature. Les trois exemples marquent la fin de la fonction « purement » illustrative des images [17], en exerçant de nouveaux effets de lectures qui se situent aux confins de deux moyens d’expression.

 

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[7] Voir à ce sujet l’exemple de la France : J-Y. Mollier, « Les mutations de l'espace éditorial français du XVIIIe au XXe siècle », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 126-127, mars 1999 (Edition, Editeurs (1), Paris, Seuil, pp. 29-38).

[8] Pierre-Jean Foulon souligne très justement qu’il y a « trois grandes catégories parmi les promoteurs de livres de luxe illustrés à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle : les éditeurs professionnels, les sociétés de bibliophiles et les galeries d’art » (P-J. Foulon, L’Illustration du livre en France de 1870 à 1918, Morlanwelz, Musée royal de Mariemont, 1982, p. 23).

[9] L’un des premiers est Sonnets et eaux-fortes, Paris, Alphonse Lemerre, 1869. Ce recueil collectif de poèmes, réunis par Philippe Burty, est illustré de gravures de Corot, Manet, Millet et Jongkind.
[10] Y. Peyré, Peinture et poésie : le dialogue par le livre, 1874-2000, Paris, Gallimard, 2001 et E. Stead, La Chair du livre : matérialité, imaginaire et poétique du livre fin-de-siècle, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2012 proposent des réflexions passionnantes sur ces pans de l’histoire du livre des XIXe et XXe siècles, ainsi que sur la collaboration interartistique. Voir également le chapitre d’A. Schneider « L’amour des livres rares, une passion exigeante », dans Le Livre objet d’art, objet rare, Paris, La Martinière, 2008, pp. 127-165.

[11] M. Parr, G. Badger, Le Livre de photographies : une histoire, vol. 1-3, Paris, Phaidon, 2005-2014.

[12] Voir respectivement les travaux d’A. Moeglin-Delcroix, Esthétique du livre d’artiste (1960-1980), Paris, Jean-Michel Place/Bibliothèque nationale de France, 2011 [1997] ; Idem, Sur le livre d’artiste. Articles et écrits de circonstance, 1981-2005, Marseille, Le Mot et le reste, 2006 ; S. Bury, Breaking the Rules. The Printed Face of the European Avant-garde, 1900-1937, Londres, British Library, 2007 ; L. Brogowski, Editer l’art. Le livre d’artiste et l’histoire du livre, Chatou, Les Editions de la Transparence, 2010 ; A. Oberhuber (dir.), « Livre surréaliste, livre d’artiste », Mélusine, n°32, 2012.

[13] R. Castleman, A Century of Artists Books, New York, Museum of Modern Art, 2012, p. 11.

[14] Voir, à ce sujet, J. Hanse, « Nouveaux regards sur Charles De Coster et ses rapports avec Félicien Rops », Bulletin de l’Académie Royale, de Langue et de Littérature Françaises, Bruxelles, tome LY, nos 3-4, 1977, pp. 368-382.
[15] Voir, à ce sujet, S. Laghouati, « Contrepoints et nadirs à de noirs dessins : Rops, Klinger, Kubin & Simon », dans L’Ombilic du rêve : Rops, Klinger, Kubin & Simon, Bruxelles, La lettre volée et Musée royal de Mariemont, 2014, pp. 7-64.
[16] Pour plus de détails sur ce cas de figure précis, voir A. Oberhuber, « Deuil et mélancolie, métaphores photolittéraires dans Bruges-la-Morte », Revue internationale de photolittérature, n°1 (« Ut photographia poesis »), 2017, En ligne : http://phlit.org/press/?articlerevue=deuil-et-melancolie-metaphores-photolitteraires-dans-bruges-la- morte.
[17] Pour A. Moeglin-Delcroix, la fin de l’illustration stricto sensu est amorcée avec l’avènement du « livre d’artiste » que l’on fait généralement coïncider avec la publication en 1962 de Twentysix Gasoline Stations d’Edward Ruscha : « La fin de l’illustration dans le livre d’artiste », dans Maria Teresa Caracciolo et Ségolène Le Men (dir.), L’Illustration. Essais d’iconographie, Paris, Klincksieck, 1999, pp. 381-399. Le rapport à la fonction illustrative de l’image, et plus généralement au figural, avait pourtant déjà changé dans les multiples expérimentations livresques auxquels s’adonnèrent les auteurs et artistes surréalistes dans les années 1920-50. Voir, à ce propos, Andrea Oberhuber, « Projets photolittéraires et modes de lecture de l’objet livre dans les années trente », dans Transactions photolittéraires, sous la dir. de Jean-Pierre Montier, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, pp. 159-170.