Emploi et contremploi du Livre
- Andrea Oberhuber et Sofiane Laghouati
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Fig. 6. M. Broodthaers, Un Coup de dés jamais
n’abolira le hasard, 1969
Lieu d’échange et d’expérimentation entre un.e auteur.e et un-e artiste visuel-le depuis « le livre de peintre » ou « livre de dialogue », pour reprendre les termes d’Yves Peyré [18], l’œuvre hybride n’est plus seulement, au fil des XXe et XXIe siècles, l’espace où se manifestent deux intelligences ou deux sensibilités. Il est de plus en plus affecté dans sa matérialité même, à savoir son corps sensible ; il est investi de sens nouveaux qui se croisent, s’amplifient et peuvent se contredire voire se déconstruire au sein d’un même espace, tout en appelant des modes de lecture adaptés aux configurations d’une œuvre à la croisée des arts et des médias. Au-delà du dialogue intermédiatique qui s’installe entre l’écrivain et l’artiste, entre l’art et l’écriture, le Livre s’avère dès lors un espace où se manifestent des tensions, diverses formes de violence qui lui sont infligées par la mise en confrontation propre au dispositif texte/image tel que pensé par Philippe Ortel [19]. La réinterprétation du Coup de dés par Marcel Broodthaers (fig. 6) et de nombreux artistes à sa suite peut se lire comme le symbole d’une dette des arts plastiques envers le Livre et, de manière générale, à l’égard de la Littérature. En déplaçant le poème de Mallarmé à la fois plastique et musical (la dispositio des mots sur la page ou la double page rappelant le principe de la partition musicale) vers une image poétique, Broodthaers semble incarner l’étendue de cette dette.
Nombre de poètes et d’écrivains, tels Pol Bury avec La Boule et le trou (1961), Michel Butor, nous l’avons déjà souligné, avec Mobile, étude pour une représentation des Etats-Unis (1962), Unica Zürn avec Oracles et spectacles (1967), Annie Le Brun avec Sur le champ (1967) et Annulaire de lune (1977), tous deux illustrés par Toyen, ont suivi le chemin tracé par Mallarmé. Cependant, dès lors que différents moyens d’expression se croisent dans l’objet livre, qu’en est-il des « blessures du livre » produites par les contremplois, les mésusages de ses matières et de ses matériaux ?
Qu’en est-il de la littérature comme forme d’expression pour l’artiste visuel si l’on pense à des cas de figure tels l’album grand format Oiseaux en péril (1975) de Dorothea Tanning et Max Ernst ou les livres d’artiste Sansibar (1981) et Caroline (1985) de Meret Oppenheim ? Que nous donne à penser, au juste, l’utilisation des mots comme matériau premier pour le plasticien ? De là découle une seconde série de questions. A l’image de Rodney Graham qui reprend La Véranda (1856) de Herman Melville pour y insérer quatre pages de sa propre création, quel statut ce geste confère-t-il à l’œuvre produite ? Que signifie signer le livre d’autrui sur lequel on greffe sa propre création ? Des questions similaires se posent face à la démarche intermédiale de Christian Dotremont, de Jochen Gerz, d’Annette Messager, de Christian Boltanski (fig. 7), de Daniel Spoerri, de Sophie Calle, de Marcelline Delbecq et de Lydia Flem, dont l’investissement artistique du domaine du Livre relève de périodes différentes de la dite postmodernité.
L’ambiguïté de la proposition initiale – quelles sont les « blessures du livre » ? – suppose donc également de s’interroger à nouveaux frais sur la relation du livre aux autres médiums. Car si l’on songe naturellement à l’influence de la presse sur la production littéraire – où le roman, sous la forme du feuilleton, sort du livre, se fragmente pour mieux y revenir –, quels rôles jouent les autres médiums au fil du temps pour repenser l’objet livre ? Quels rapports entretient, à l’ère du numérique pour faire preuve d’auto-ironie, un hypermédia comme Internet avec le livre, en quoi consistent de nos jours les jeux croisés de la littérature et des arts plastiques si l’on tient compte des nouvelles textualités circulant sur le web ? L’affirmation des Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) a certes fait perdre au livre son statut de monopole sociétal et culturel mais elle a, incidemment peut-être, souligné des caractéristiques médiologiques qui lui permettent de s’intégrer, non sans danger du reste, dans des dispositifs le subsumant.
C’est l’exposition qui en est peut-être la manifestation la plus obvie : pris dans un tel dispositif multimodal, le livre nous oblige à le « lire » aussi dans la relation avec les objets réunis dans un même lieu, ainsi que les autres textes (panneaux, cartels, citations, catalogue) qui constituent une exposition. Les débordements « littéraires » de l’art contemporain, comme la fascination « plasticienne » de la littérature contemporaine, contribuent, ainsi que le souligne Pascal Mougin [20], à la formulation de nombreuses acceptions comme « littérature hors du livre », « littérature d’exposition » ou encore de « littérature plasticienne » qui traduisent les possibilités d’une littérature hors de ses contingences matérielles connues et apprivoisées, s’exprimant selon des formes et matérialités nouvelles. Ainsi, l’exposition de et avec Michel Houellebecq : Rester vivant au Palais de Tokyo (Paris) en 2016, qui propose une plongée dans « l’intermédialité radicale de l’une des œuvres les plus en vue du paysage médiatico-culturel contemporain [21] », fait peu de cas d’une matérialisation attendue de l’œuvre par le livre. La récente création du festival EXTRA ! (fig. 8) au Centre Georges Pompidou (septembre 2017), sous la direction de Jean-Max Colard, interroge les modalités et les matérialités de la littérature « hors-livre ».
Ce qui nous intéresse dans le dossier consacré aux « Blessures du livre » est l’idée des tensions entre différents moyens d’expression hétérogènes – les mots, les images, les sons, la performance –, en ce que ces tensions conduisent à malmener le médium qui accueille diverses formes d’expression ; ce qui nous intéressent tout particulièrement sont les tensions pouvant dénaturer, voire bouleverser jusqu’à mettre en crise l’objet même du Livre. Il s’agit pour nous et les auteur.es du dossier de rendre sensibles et intelligibles le glissement des frontières, ainsi que toutes sortes de brouillages permettant d’interroger par la bande la confrontation entre Arts et Littérature : le statut des créateurs et des créatrices, leur posture (sont-ils/elles écrivains d’abord, puis artistes, ou alors les deux en même temps ? Que dire des créateurs et créatrices faisant preuve d’un talent double ?) ; le contremploi ou encore la volonté d’un certain décloisonnement face à un objet de plus en plus hybride – le Livre –, pris dans un écheveau de pratiques intermédiales et de processus de remédiation (rappel, hommage, transformation) [22].
[18] Y. Peyré, Peinture et poésie, Op. cit., pp. 6-9.
[19] Ph. Ortel, « Vers une poétique des dispositifs », dans Discours, image, dispositif. Penser la représentation, tome 2, Paris, L’Harmattan, 2008, pp. 33-58. Pour une vision historique des rapports texte/image au XIXe siècle, voir M. Melot, « Le texte et l’image », dans Histoire de l’édition française, tome III : Le temps des éditeurs : du Romantisme à la Belle Epoque, Paris, Promodis, 1985, pp. 287-301.
[20] P. Mougin, « Art, littérature : du séparatisme historique aux convergences actuelles », dans La Tentation littéraire de l'art contemporain, actes du colloque de Nantes, 16 & 17 octobre 2014, Presses du Réel, 2017, pp. 7-15.
[21] M. De Jonghe, « Houellebecq, Rester vivant (Paris) », dans L’Exporateur. Carnet de visites, septembre 2016 (consultée le 15 octobre 2019).
[22] J. D. Bolter et R. Grusin, Remediation. Understanding New Media, Cambridge, MIT Press, 1998.