Nouvelles de chez moi, nouvelles de chez toi :
le rapport de la parole et de l’image dans News
from Home de Chantal Akerman
- Rita Novas Miranda
_______________________________
Et nous souhaitions en arriver là : cette « science » du plan, qui est chez Akerman une science du rythme et de la durée, tient dans le fait que le moindre mouvement devient intensif et expressif en lui-même. C’est comme si, pour Akerman, le cinéma naissait d’un cadre et d’un simple mouvement de caméra, ce mouvement révélant autant le cinéma que le monde. La caméra qui bouge et/ou le monde qu’elle voit bouger forment une unité : le mouvement devient expressif, non pas comme expression de « quelque chose », d’un motif, mais du mouvement en tant que, simultanément, condition et possibilité de l’expression, de l’émotion, du sentir [15].
A ce propos, il a été très souvent rappelé que le rapport d’Akerman à l’avant-garde cinématographique new-yorkaise, en particulier aux films de Michael Snow, a été déterminant. Elle déclare à Nicole Brenez en 2011 :
I saw it [La Région centrale, by Michael Snow] in New York, when I was 21, thanks to Babette Mangolte, who brought me into a world I hadn’t known about, a world at the time very small, very covert. The sensory experience I underwent was extraordinarily powerful and physical. It was a revelation for me, that you could make a film without telling a story. And yet the tracking shots of <–––––> (Back and Forth, 1969) in the classroom, with movements that are purely spatial while nothing is happening, produce a state of suspense as tense as anything in Hitchcock. I learned from them that a camera movement, just a movement of the camera, could trigger an emotional response as strong as from any narrative [16].
Cette recherche de l’expression liée à l’espace et au mouvement, et nécessairement à la durée, est l’un des principes fondamentaux du cinéma d’Akerman qui, dans News from Home, recherche l’expression dans le croisement du mouvement, des formes et de la durée des plans de la ville avec cette parole familière en off. Il n’y a pas de récit proprement dit – même si (et surtout parce que) « on n’échappe jamais à la narration » [17] –, mais le film décrit New York, au sens où décrire un mouvement consiste à le parcourir, de même qu’il parcourt la Bruxelles natale écrite. Et comme l’a justement vu Cyril Béghin, le rapport d’Akerman à l’abstraction est un « rapport affectif, dont les composantes tremblent d’émotions dans la rigueur des cadres » [18]. Comme la lettre, le cinéma d’Akerman raconte, témoigne, fait passer, transfère. En ce sens, le dernier plan de cette New York qui devient lointaine, au-delà de sa beauté indiscutable, nous reste en écho et rappelle aussi le chemin inverse de tous les immigrants (nous pensons notamment aux juifs, n’oubliant pas que sa mère est une rescapée des camps et que la Shoah est un non-dit permanent de l’œuvre d’Akerman) qui se sont réfugiés en Amérique en arrivant à Staten Island : arriver ou partir, tout chemin demeure une traversée.
La force de News from Home se trouve dans la façon dont il va de la mise en scène d’une relation épistolaire à celle des correspondances – qui, comme dans une lettre, comportent des ruptures et des contradictions – entre divers pôles : deux villes, Bruxelles et New York, l’une absente (parole), l’autre présente (image) ; deux langues : le français (parlé) et l’anglais (écrit) ; et deux interlocutrices : la mère (parlante) et la fille (muette), chacune incarnant le singulier (la voix) et le collectif (la ville) ; ainsi que deux espaces autant physiques que mentaux : la maison (la mère) et la rue (la fille). C’est ainsi que nous pouvons dire que ce film ne se passe ni dans les images de New York ni dans les lettres arrivées de Bruxelles, mais dans la traversée.
Cette traversée dans News from Home trouve un puissant écho dans son dernier film : No Home Movie, qui peut être vu comme une sorte de reprise de l’opus de 1977. Quand nous voyons la première communication par Skype entre Akerman et sa mère dans No Home Movie, la seconde demande : « Pourquoi tu me filmes comme ça ? » Et la réponse ne se fait pas attendre : « Parce que je voulais faire quelque chose comme quoi il n’y a plus de distance dans le monde. Toi, tu es à Bruxelles, et moi je suis dans l’Oklahoma, eh ben il n’y a plus de distance ». Dans le deuxième appel par Skype, Akerman est à New York et sa mère à Bruxelles. Les lettres ont ainsi pris une nouvelle forme, numérique et donc plus directe : c’est Natalia Akerman qui est à l’écran. Or, en dépit de la proximité que rendent possible les technologies du XXIe siècle, le rapport entre Bruxelles et les Etats-Unis est toujours présent, la question de la distance et de la séparation aussi, et les mêmes déclarations d’amour reviennent : « Mon amour, quand je te vois comme ça, j’ai envie de te serrer dans mes bras », dit la mère. Si nous nous ne demandions où était le « home », ce dernier film ne nous offre pas, lui non plus, de réponse ; il nous dit seulement que d’une certaine façon il n’est plus. Mais nous pouvons dire avec Serge Daney que nous faisons aussi partie des « autres », de ceux qui continueront toujours à recevoir les lettres de Chantal Akerman avec passion.
[15] Ce qu’écrit Maurice Merleau-Ponty de la peinture est en toute rigueur applicable au cinéma tel que le pratique Chantal Akerman : « Cette précession de ce qui est sur ce qu’on voit et fait voir, de ce qu’on voit et fait voir sur ce qui est, c’est la vision même » (L’œil et l’esprit [1964], éd. Claude Lefort, Paris, Gallimard, « Folio essais », 1992, p. 87).
[16] « Je l’ai vu [La Région centrale, de Michael Snow] à New York à l’âge de 21 ans grâce à Babette Mangolte, qui m’a emmenée dans un monde que je ne connaissais pas, un monde très petit à l’époque, très caché. L’expérience sensorielle que j’ai éprouvée a été extraordinaire et physique. Ce fut une révélation pour moi, que l’on peut faire un film sans raconter d’histoire. Et cependant les travellings de <–––––> (Back and Forth, 1969) dans la salle de cours, avec des mouvements purement spatiaux pendant que rien n’arrive, ont produit chez moi un état de suspense dont la tension est comparable à celle qu’on trouve dans Hitchcock. Là, j’ai appris qu’un mouvement de caméra, un seul mouvement de caméra peut donner lieu à une expérience émotionnelle aussi forte que dans n’importe quel récit. » « Chantal Akerman: The Pajama Interview », entretien réalisé par Nicole Brenez, Lola, n° 2, juin 2012 : (consultée le 6 septembre 2018).
[17] Emission Parlons cinéma, entretien réalisé par H. Fischbach, Op. cit.
[18] C. Béghin, « D’une région centrale », Cahiers du cinéma, n° 716, novembre 2015, p. 87.