Nouvelles de chez moi, nouvelles de chez toi :
le rapport de la parole et de l’image dans News
from Home de Chantal Akerman
- Rita Novas Miranda
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Cependant, ces lettres révèlent aussi des liens d’amour très forts : presque toutes commencent par « Ma très chère petite fille » et se terminent par « Nous t’embrassons tous très fort. Ta maman qui t’aime ». Il s’agit – ne craignons pas de le dire – de missives très banales, à la fois tendres et un peu plaintives : la mère raconte sa vie quotidienne (la famille et les amis, le climat capricieux, la boutique familiale, les maladies, l’argent) et elle demande des nouvelles à sa fille (le travail, le logement, les amis, les photos). Certains motifs sont récurrents et démontrent une grande affection : « écris-moi au plus vite », « ne me laisse pas sans nouvelles », « quand penses-tu revenir ? », « fais comme tu veux », « tu es contente alors nous sommes contents aussi ».
Une première hypothèse sur ce dispositif épistolaire placé au cœur du film est que la fille répond réellement, véritablement, aux lettres de sa mère, mais après coup, des années après ; or, la seule façon de lui répondre est de lui montrer la ville où lui parvenaient les lettres. Tout se passe comme si elle disait : Vois, je me passe de ma voix, je te donne des images, la durée, le mouvement, les sons [6].
Tout l’enjeu du film réside dans ce rapport entre la parole et l’image, mais il n’y a pas une place privilégiée accordée à l’une ou à l’autre, l’une n’est à aucun moment hiérarchiquement supérieure à l’autre ; il existe plutôt un rapport intense des opérations d’écouter et de voir. En effet, il y a une ville absente, Bruxelles, celle qui est au fond des lettres de sa mère, et une ville présente, celle que nous voyons, New York : l’une est décrite, racontée, l’autre est filmée, vue. Si, d’une certaine façon, nous ne voyons pas Bruxelles en tant que ville, nous entendons par la voie/x de l’intimité, du familial, des histoires se racontent, des échanges se créent : un scénario lu, des photos enfin reçues, des maladies graves (Nadia) ou bénignes (la grippe de sa sœur Sylviane, l’abcès de son père), des séparations (Jean-Pierre, Alain) et des mariages (Alice), des problèmes d’argent. Dans un premier temps, nous pourrions dire que s’il y a un récit dans News from Home, il est dans la parole, il est à Bruxelles. Bruxelles devient donc visible, imaginable, à travers la voix, de même que New York, si visible, devient, d’une certaine façon, moins présente, ses images sont entrecoupées par cette voix qui vient d’ailleurs.
Paraphraser le titre de Maurice Blanchot vient tout à fait à propos. Dans Une voix venue d’ailleurs, Blanchot revient sur la méfiance de Platon à l’égard de l’écrit exprimée dans le Phèdre [7], et sur cette idée que nous devrions nous en tenir « au vrai langage, qui est le langage parlé, où la parole est sûre de trouver dans la présence de celui qui l’exprime une garantie vivante » [8], c’est-à-dire le privilège de l’échange, de pouvoir questionner et de recevoir une réponse. Blanchot, quant à lui, argumente en faveur de la parenté entre la parole sacrée et la parole écrite : « Comme la parole sacrée, ce qui est écrit vient on ne se sait d’où, c’est sans auteur, sans origine et, par là, renvoie à quelque chose de plus originel. Derrière la parole de l’écrit, personne n’est présent, mais elle donne voix à l’absence » [9]. Cette dernière phrase pourrait s’appliquer à News from Home, si toutefois l’on prend garde d’exclure du film le sacré, qui n’apparaît d’ailleurs dans le texte de Blanchot qu’à titre analogique. En effet, il y a un double jeu de l’écrit et du parlé qui est fondamental : l’écrit ne nous est restitué que par la parole, celle de quelqu’un qui est absent (lointain, invisible, inaudible). Il y a ainsi un deuxième degré de séparation, parce que c’est la parole, la voix qui donne une place à l’absent, lui donne présence, et de cette façon lui confère droit de réponse. Qu’est-ce que répondre en ne répondant pas ? Répondre, dans News from Home, ne serait donc pas simplement dans les images, ce serait aussi cette duplication de la lettre, une fois écrite et envoyée, une fois reçue et lue, sa relecture opérant comme geste de réponse.
Ce jeux d’interférences entre l’écrit et la parole et entre les deux villes vient aussi du fait qu’il s’agit de deux langues : la parole en français et l’écrit en anglais, non seulement celui du titre, mais aussi celui visible dans les inscriptions (affiches, publicités, graffitis). Nous pensons, par exemple, au long travelling, filmé de l’intérieur d’une voiture, des façades de bâtiments et de magasins, le long de la 10th Avenue, dans lequel – par un incroyable hasard car le mouvement du travelling semble suivre celui de la circulation automobile – la voiture s’arrête devant un magasin sur la vitrine duquel nous lisons : « Greeting cards | Candy » [« Cartes postales | Bonbons »] : ce détail quelque peu miraculeux est comme un signe maternel (la correspondance et la tendresse).
Cette question du mélange des langues n’est pas la plus manifestement exploitée, mais elle est bien présente, souterrainement, comme dans ce plan où le métro s’arrête et où nous pouvons lire la moitié de la plaque de la station : « New York » ; dans la cinquième lettre, la mère écrit : « Je suis très contente que tu étudies l’anglais, ça peut te servir dans la vie. » L’anglais donne les signes objectifs des lieux, tandis que le français est la langue de l’intime ; sans oublier que dans les lettres, l’écho de la parole (en français) de la fille se fait entendre, comme, par exemple, lorsque nous comprenons que la fille est un peu agacée par sa mère qui lui témoigne régulièrement la tristesse causée par son absence [10]. Mais, plus important, les deux langues provoquent des interférences, c’est-à-dire des influences réciproques et néanmoins contradictoires entre la destinataire et l’expéditrice, et les lieux respectifs d’où chacune écrit. Le titre, anglophone, News from Home, porte cette ambiguïté même (Daney écrivait qu’Akerman « donnait de ses nouvelles en anglais » [11]), il fait partie des signes objectifs des lieux, mais il pose la question : « home », ce « chez soi », est-ce New York ou Bruxelles ? Est-ce la fille qui donne des nouvelles, en images, à sa mère, ou bien est-ce la mère qui lui donne des nouvelles, par écrit, du foyer familial ? Le titre inscrit très précisément une distance et une étrangeté (mot de la famille d’« étranger ») entre le lieu de départ et le lieu d’arrivée : les lettres en langue française sont rassemblées sous un titre anglais, qui rappelle ainsi la difficulté à communiquer, la frontière, comme si la mère et la fille ne parlaient plus la même langue, mais il s’agit d’un vrai « comme si », parce que simultanément le lien est récupéré à travers la voix de la fille, comme nous l’avons signalé, qui donne corps, qui inscrit, les lettres à l’écran.
[6] Notons que c’est une hypothèse soulevée par le film même, mais qui ne correspond pas au récit d’Akerman déclarant qu’en partant à New York en 1971, sans en faire part à ses parents, elle a beaucoup écrit à sa mère et que l’idée du film se trouve là : « Et donc j’ai beaucoup communiqué avec ma mère, comme ça, enfin on s’est beaucoup écrit l’une l’autre. Et puis je suis rentrée trois mois à Bruxelles et je suis retournée aux Etats-Unis, et dans l’avion je me suis dit : “Oh là là, ça y est, ma mère va de nouveau commencer à m’écrire.” Et je voyais la ville de New York où j’allais atterrir et je me suis dit : “Il faut que je fasse un film là-dessus.” C’est-à-dire sur New York et (...) la bande sonore sera composée par les lettres de ma mère, avec les bruits de New York aussi, mais il y a eu cette idée-là, comme ça, tout d’un coup » (émission Parlons cinéma, entretien réalisé par Harry Fischbach, TV Ontario, 1977).
[7] Platon, Phèdre, 274 b-277 a, Œuvres complètes, t. II, éd. Léon Robin, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1950, pp. 74-78.
[8] M. Blanchot, « La Bête de Lascaux », dans Une Voix venue d’ailleurs, Paris, Gallimard, « Folio essais », 2002, p. 51.
[9] Ibid., p. 53. Blanchot parlera un peu plus loin d’une langue du commencement à partir d’Héraclite chez René Char où il s’agit d’une « parole future, impersonnelle et toujours à venir où, dans la décision d’un langage commençant, il nous est cependant parlé intimement de ce qui se joue dans le destin qui nous est le plus proche et le plus immédiat » (Ibid., p. 58).
[10] Dans la dix-huitième lettre, nous entendons : « Ma chérie, tu ne peux pas être triste que je demande quand tu rentres, je ne peux m’en empêcher, mais tu sais bien que si tu m’écris et que tu es heureuse, alors moi aussi ».
[11] S. Daney, « Toute une nuit, Chantal Akerman », art. cit.