Nouvelles de chez moi, nouvelles de chez toi :
le rapport de la parole et de l’image dans News
from Home de Chantal Akerman [*]
- Rita Novas Miranda
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« Parce que toute la littérature est une longue lettre à un interlocuteur virtuel, présent, invisible, ou une passion future que nous liquidons, alimentons ou recherchons.
Et il a déjà été dit que l’intérêt ne réside pas tant dans l’objet, simple prétexte, mais d’abord et avant tout dans la passion ; et moi j’ajoute que l’intérêt ne réside pas tant dans la passion, simple prétexte, mais d’abord et avant tout dans sa pratique » M. Isabel Barreno, M. Teresa Horta et M. Velho da Costa, Nouvelles lettres portugaises
« Régulièrement, Chantal Akerman nous écrivait. » C’est par cette phrase que Serge Daney ouvre le texte consacré à Toute une nuit paru la même année que le film, en 1982 [1]. Daney évoquait les films dans lesquels les lettres occupent une place importante dans le cinéma akermanien : Je tu il elle (1974), Jeanne Dielman, 23, quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1975), News from Home (1977), Les Rendez-vous d’Anna (1978). La formule de Daney est lumineuse, mais elle ne faisait qu’effleurer une dimension essentielle dans l’œuvre d’Akerman : l’artiste écrivait autant qu’elle filmait – réciproquement, indissociablement –, pour tous et à l’intention de chacun d’entre nous. Certes, par la suite, les lettres n’ont jamais disparu, elles ont simplement pris d’autres formes, et en particulier dans l’ultime opus, No Home Movie (2015). Mais le cas de News from Home a ceci de particulier que ce sont les lettres que sa mère lui destine. Quand Chantal Akerman ne nous écrit pas, elle nous lit les lettres de sa mère, elle nous fait partager une correspondance intime. A nos yeux, cette « lecture » témoigne d’une vivante complicité existentielle et esthétique avec ses spectateurs, laquelle est l’occasion d’une intense réflexion sur le rapport de la parole et de l’image.
Chantal Akerman a vécu à New York de 1971 à 1973. En 1976, après le succès et la reconnaissance critique de Jeanne Dielman, elle retourne à New York et dans les lieux qui lui étaient devenus familiers pour tourner son neuvième film et troisième long-métrage : News from Home. Ce film a une structure apparemment très simple : nous y voyons des images de la ville de New York – ses rues, ses stations et rames de métro, des voitures, des passants isolés, la foule – et nous y entendons, au fur et à mesure que le film progresse, une voix lire vingt lettres rédigées par une mère bruxelloise à l’intention de sa fille absente. Cependant cette simplicité n’est, au fond, qu’apparente car dès le générique une ambiguïté est créée : nulle part ne nous est indiqué à qui appartient la voix que nous entendrons tout au long du film ni l’origine des lettres, à savoir les lettres authentiques qu’Akerman a reçues de sa mère durant son premier séjour aux Etats-Unis. Et c’est là que nous glissons de l’aspect plus documentaire (la vie quotidienne à New York) vers l’aspect plus fictionnel (le « récit » qui se dégage des lettres), en revenant vers quelque chose qui peut être aussi de l’ordre du documentaire ou du portrait filmé (nous savons que ce sont de « vraies » lettres). Cela veut dire que l’œuvre d’Akerman conteste, d’une certaine façon, l’idée moderne selon laquelle l’œuvre est autonome et que nous devrons la lire et la voir indépendamment de son auteur : l’œuvre cinématographique d’Akerman est indissociable de son écriture, et elle nous invite – ses spectateurs-lecteurs – à signer un pacte qui ne relève pas du genre autobiographique ni même de l’autoportrait, mais qui s’approche de celui-ci, en créant un rapport inséparable entre l’œuvre et les traces de la vie de la cinéaste.
En effet, si la notion d’autobiographie peut être facilement exclue puisqu’il s’agit d’un genre qui exige que l’intention autobiographique soit explicitement formulée comme telle, en revanche, celle d’autoportrait, surtout littéraire mais aussi cinématographique, est bien plus floue, et en cela elle est plus proche de l’essai et de sa liberté à la fois formelle et conceptuelle [2]. Dans le cas de News from Home, si la notion d’autoportrait était retenue, il s’agirait toujours d’un autoportrait reflété (par l’écriture de sa mère, par ce qu’elle voit et filme). C’est d’ailleurs un écart similaire qui apparaît dans l’ambiguïté de l’utilisation de la préposition « en » (dans le sens de « comme », « en tant que ») dans le titre du catalogue Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, ambiguïté qui signale, en même temps, la proximité et la distance entre le sujet de l’autoportrait et l’auteur, cinéaste, de cet autoportrait [3]. Le pacte dont nous parlons n’a donc pas à voir avec la représentation narrative de la vie d’Akerman, mais, plus subtilement, avec la façon dont certains traits de sa vie dite et écrite – aussi concrète ou factuelle, comme les courriers de sa mère, que mentale ou intellectuelle, comme le fait que l’interdit juif de la représentation a profondément marqué sa manière de penser son cinéma [4] – sont disséminés dans l’œuvre. Autrement dit, mais par Akerman elle-même : « Alors l’autobiographie (...) ne peut être que réinventée » [5].
Lettres
News from Home : une mise en scène particulière d’une relation épistolaire entre mère et fille, Bruxelles et New York, voix et images. Comme toute missive, les lettres de News from Home marquent une distance, une séparation, une absence, aussi bien spatiale que temporelle : un océan sépare la mère et la fille, et chaque lettre, qui appartient déjà au passé, est en même temps l’appel d’un futur. C’est qu’une lettre n’est jamais au présent : elle est l’indice de quelque chose d’irréversible, de définitivement perdu (la lettre raconte et témoigne), et elle appelle toujours une réponse (la lettre, comme appel, sollicite un retour). Cette distance marquée par la correspondance devient évidente dans les scènes où, au cours de la lecture, sont superposés les bruits intenses de la ville – le moteur des voitures, le métro qui arrive et qui repart – et où nous ne pouvons plus entendre la voix : la communication est toujours rompue à un moment ou à un autre, ce qui est aussi une condition de la relation épistolaire.
[*] Le présent article a été rédigé dans le cadre du « Programa Estratégico Integrado UID/ELT/00500/2013 ; POCI-01-0145-FEDER-007339 ».
[1] S. Daney, « Toute une nuit, Chantal Akerman », dans Ciné journal, volume 1, 1981-1982, Paris, Cahiers du cinéma, 1998, p. 191.
[2] Pour les deux notions, nous renvoyons aux travaux classiques de Philippe Lejeune sur l’autobiographie (Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, « Poétique », 1975) et surtout à ceux de Michel Beaujour sur l’autoportrait (Miroirs d’encre. Rhétorique de l’autoportrait, Paris, Seuil, « Poétique », 1980). Notre dessein n’est pas ici de soutenir que News from Home relève de l’autoportrait, mais quelques-uns de ses traits récurrents analysés par M. Beaujour peuvent être utiles pour comprendre les pratiques akermaniennes, en commençant par la parenté avec l’essai (la filiation avec Montaigne), le fait qu’« il n’y a pas d’autoportrait qui ne soit pas celui d’un écrivain en tant qu’écrivain » (dans notre cas, ce serait celui d’un « écrivain-cinéaste »), la « transgression des finalités rhétoriques » (la liberté formelle), et enfin qu’il a à voir avec la mémoire, « un type de mémoire à la fois très archaïque et très moderne par quoi les événements d’une vie individuelle sont éclipsés par la remémoration de toute une culture, apportant ainsi un paradoxal oubli de soi » (M. Beaujour, Op. cit., pp. 7-9, 15, 16, 26).
[3] Ch. Akerman, Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, Paris, centre Georges-Pompidou / Cahiers du cinéma, 2004. Il s’agit du catalogue qui lui a été consacré lors de la manifestation Chantal Akerman qui a eu lieu au centre Georges-Pompidou d’avril à juin 2004, et dans lequel il y a un très long texte, « Le frigidaire est vide. On peut le remplir » (pp. 7-167), écrit par la cinéaste. Ajoutons aussi qu’à propos de la question de l’autobiographie, Jérôme Momcilovic a souligné que « parmi ses films qui s’approchent le plus de la catégorie documentaire, pas un n’échappe à l’histoire familiale sans qu’aucun ne soit réellement un autoportrait » (J. Momcilovic, Chantal Akerman : Dieu se reposa, mais pas nous, Nantes, Capricci, 2018, pp. 23).
[4] Ch. Akerman, Chantal Akerman : autoportrait en cinéaste, Op. cit., p. 28 et sq.
[5] Ibid., p. 30.