Du mot à l’image. Le verrouillage
des Paines denfer du Grand Kalendrier
et Compost des Bergiers
- Juliette Bourdier
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J’ai isolé les trois derniers tableaux afin de vous présenter la démarche particulière de l’éditeur du Kompost de 1497, puisqu’au Moyen Age l’imprimeur qui était le libraire, était aussi un auteur-éditeur, comme avant lui, l’était le copiste (fig. 8 ).
On remarque dans cette version que les illustrations se sont substituées aux descriptions et que les légendes succinctes ne servent qu’à situer et résumer les tableaux pour les contextualiser. Elles s’intègrent à l’image dont elles partagent le cadre formé par les arches qui ouvrent des fenêtres sur l’espace décrit. Les trois monologues discursifs, qui introduisent une leçon pédagogique sur l’orgueil, la paresse et l’avarice, semblent provenir d’une voix off déconnectée de la narration de Lazare. Ces trois digressions ponctuées par une lettrine florale n’appartiennent pas au cadre formé par les arches auxquelles elles semblent avoir été accolées ; elles ne font référence ni à Lazare ni aux Paines décrites. Leur ton moralisateur contraste avec celui ludique du témoignage de Lazare. Sorte d’encart discursif autonome, elles se rapprochent d’un prêche sur l’état de pécheur et la raison pour laquelle il est indispensable de s’en éloigner.
A la fin, l’explicit de quatre lignes interrompt l’immersion du lecteur qu’il ramène à l’ouvrage en resituant les Paines au sein du Kalendrier.
Finit la tierce partie du compost et kalendrier des bergiers en laquelle sont déclares les branches et rameaux et consequemment des septs pechez mortelz et les peines denfer correspondantes aux ditz sept péchés mortels.
On remarquera que les tableaux riches en détails, ont remplacé le texte : le poème original décrivait ce que le personnage avait vu, une représentation graphique était alors particulièrement appropriée pour témoigner de son expérience.
En ce feu un dragon très horrible et félon, plusieurs têtes et une hideuse tête de cheval, de grandes dents dans chacune de ses bouches, avec plusieurs têtes sur lesquelles sont attachées de terribles trompes (…) [.] La bouche béante et armée […] [43].
Ce texte qui a disparu n’en est pas moins très clairement présent dans des représentations interprétatives qui le confirment, offrant au lecteur une preuve par l’image.
Mais de fait, la chronologie entre le texte complet et son remplacement par l’illustration graphique n’est pas surprenante. On sait déjà grâce aux recherches de Jérôme Bachet [44] que les représentations de l’enfer découlent des textes ; c’est bien le mot qui a précédé l’image. Effectivement, jusqu’au XIIe siècle on ne trouvait sur les parvis des églises que des évocations du Jugement Dernier, comme sur le Tympan de Conques (inspiré des descriptions de l’apocalypse de Pierre). Il ne s’agissait jamais de l’enfer qui n’existait pas encore (puisqu’il devait être créé à la fin des temps). Ce n’est que timidement, à partir de la fin du XIIIe siècle que l’enfer se montre, s’inspirant des témoignages de voyages infernaux qui ont prouvé que l’enfer temporaire avait été ouvert. De la même façon les Paines du Kompost reprennent l’imagerie établie par les textes qui les ont précédées, en particulier celle des Descentes, des Peines ou celle du Témoignage de Tondale [45] et après qu’un artiste a interprété ce que pouvait être notamment un « dragon très horrible et félon », dans une mise en scène particulièrement ingénieuse et équilibrée, on assiste à une uniformisation de l’empreinte graphique laissée par le texte original des Paines, ce qu’une comparaison entre les différentes éditions produites par divers éditeurs prouve amplement (fig. 9a, b et c). La mise en scène, les attitudes, les tourments sont définitivement ancrés dans la mémoire artistique qui se transmet par l’enseignement et le compagnonnage.
La preuve par l’image qui verrouille le texte
Le besoin de la preuve par l’image, qui donne au témoignage lazaréen un statut singulier, est lié à sa compilation dans le Kalendrier et Compost des bergiers dont il a adopté la forme et l’esprit. Comme nous l’avons vu, la teneur générale d’un compost est riche et variable ; une grande partie est consacrée aux différents calendriers proposés pour une période donnée, l’organisation des cultures agricoles agrémentée de quelques conseils pour l’élevage, le tout renforcé d’un système mnémotechnique complexe, mais on y trouve aussi, la description romancée de l’origine des planètes, de l’anatomie, des légendes antiques, et des récits historiques et merveilleux.
Alors qu’on avance dans le temps, la présence textuelle se dissipe jusqu’à quasiment disparaître. L’ouvrage se réduit jusqu’à n’atteindre plus que trente pages dans les campagnes à soixante pages dans les villes et se focalise principalement sur les calendriers et les actions qui y sont associées (pour les cultures, l’hygiène ou la prière). Ainsi du XVIIIe siècle, certains almanachs ruraux sont exclusivement destinés à ceux qui ne savent pas lire. Ils sont de petit format et imprimé en rouge et noir sur un papier de moindre qualité, leur prix est réduit, ce qui les rend non seulement transportables, mais aussi accessibles à une grande partie de la population, ils sont composés de dessins (représentation des saints) et de signes idéographiques et accompagnés d’un tableau de correspondance qui résout les problèmes de lecture (fig. 10).
C’est ainsi que les Kalendriers ont instauré le règne du visuel et du décodage et qu’afin de mieux diffuser la « connaissance », ces éditions à forte connotation laïque ont été progressivement épurées du savoir qui s’appuyait sur l’imagination ou le merveilleux. On est passé du texte à l’image puis de l’image au signe, pour inculquer aux masses un savoir standardisé et privé de la poétique du verbe. Et dans ce nouveau schéma, il n’est plus besoin de parler ni de représenter les tourments infernaux qui sont dorénavant enracinés dans l’inconscient collectif, comme une forme d’atavisme. Alors que la population française n’a toujours pas été uniformisée par le langage (de nombreux dialectes cohabitent encore), elle l’est déjà grâce à une imagerie qui a franchi la frontière entre l’organisation urbaine et le paysage rural encore en friches.
Aussi, pour conclure je proposerais d’en déduire que sachant que les témoignages de descentes en enfer ont joué un rôle fondamental dans la réorganisation de l’enfer chrétien, son enracinement dans l’imagerie populaire a été fortement influencé par les textes laïques et plus particulièrement leur représentation picturale qui a généré des stéréotypes visuels communs.
Ce qui auparavant appartenait à l’imaginaire individuel, c’est-à-dire la représentation singulière que chacun avait des mots entendus ensemble (lors de sermons ou de représentations théâtrales), devient un savoir communautaire et partagé. Ce sont les images prescrites par les Paines, qui apprivoisent mais aussi circonscrivent l’imagination en lui imposant une forme uniformisée et universaliste, et aménagent et délimitent le savoir infernal.
L’effet que l’utilisation d’un almanach illustré comme méthode de diffusion a pu avoir sur la construction de l’imagerie infernale parmi la population médiévale française et le nécessaire impact des images sur les mentalités et la théâtralisation de l’enfer ne peut se justifier que par la disparition progressive du texte qui l’avait inspirée.
Si le passage du latin au vernaculaire a permis l’accès au savoir infernal des lettrés, c’est bien sa mise en dessin qui a non seulement éduqué les couches les plus diverses de la population mais aussi interrompu l’imaginaire puisque l’on mettait une image sur des concepts qui n’avaient pas d’équivalent terrestre et qu’on étouffait par conséquent les fantasmagories débridées sur l’objet fictionnel infernal. C’est ainsi que le texte a créé l’image et l’image a verrouillé le texte.
[43] Poenis inferni, Gilles de Paris, Op. cit.
[44] Sur la chronologie entre le texte et l’image, voir J. Baschet, Les Justices de l’au-delà. Les représentations de l’enfer en France et en Italie (XIIe-XVe siècle), Rome, Ecole française de Rome, 2014.
[45] Voir M. Cavagna, La Vision de Tondale, Les visions françaises de Vignay, Aubert et Le Queux, Paris, Champion, 2008.