Du mot à l’image. Le verrouillage
des Paines denfer du Grand Kalendrier
et Compost des Bergiers

- Juliette Bourdier
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Fig. 5a, b, c, d, e et f. Le Christ chez Simon
avec Lazare et les apôtres

Fig. 6a, b, c et d. Calendrier et
compost des bergers
, 1497

Fig. 7a, b, c et d. Calendrier et
compost des bergers
, 1497

De l’imagerie à l’image

 

      Dans les images de la fig. 5, vous pouvez admirer six versions différentes de la première scène que je viens de décrire, dont un manuscrit enluminé composé en 1493. On remarquera la ressemblance avec les représentations de la Cène, ce qui met en parallèle la résurrection de Lazare et celle du Christ. A partir de là, et suivant l’ordre des sept péchés capitaux, l’orgueil, l’envie, la colère, l’acédie, l’avarice, la gloutonnerie et la luxure, ce sont les châtiments qui sont présentés par la brève description des tourments associée à un tableau graphiquement explicite, et de fait, le succès de ce conte se justifie par sa simplicité. Dans cette systématique narrative, Lazare a vu, et le lecteur voit au travers de ses yeux.

 

Premierement, dist le Lazare, yai veu des roes en enfer trehau  (…),
Secondement dit le Lazare iay veu ung fleuve engele  (…),
Tiercement dit le Lazare iay veu une cave et lieu tresobscur […].

 

Avec Lazare, la fonction du récit s’est métamorphosée. Dans le schéma traditionnel du témoignage chrétien de voyage en enfer, le but est de construire un savoir infernal grâce au témoignage acquis et ramené de l’au-delà. La démarche inversée des Paines est unique, elle opère sous une tonalité quasiment ludique puisqu’il s’agit ici de répondre au scepticisme de Simon à qui Lazare doit prouver qu’il a bien connu une expérience surnaturelle en enfer par des descriptions standardisées inspirées des témoignages les plus populaires ; ce qui implique que son audience se compose d’un public averti qui possède déjà un savoir infernal de référence. Il n’est nul besoin d’être plus loquace, l’image accompagnant la mémoire collective. Et de la même façon que la Tapisserie de Bayeux offrait de nombreux détails que seul un texte abondant aurait pu pallier, les images des Paines offrent des descriptions de facto qui complémentent un récit bref et sans éclat.

 

Premièrement j’ai vu en enfer, des roues aussi hautes que des montagnes, posées comme la roue des moulins, déchaînées elles tournaient continuellement. Les orgueilleux y étaient attachés et pendus à l’aide de crampons de fer [39].

 

En comparaison avec les témoignages traditionnels, le scénario est limité à la description de sept séquences : chacune dépeint un vice et le tourment qui lui est associé, il n’y a aucune cohésion dans le récit, ni de personnage en tant que tel ; en fait Lazare n’agit pas, il n’intervient pas directement et, bien que la narration soit uniquement construite sur le témoignage, il n’est pas fait référence à son expérience. Ainsi, la description du dernier tourment, qui est aussi la plus courte, tient en quatre lignes et l’on remarque que le texte n’a pour fonction que d’accompagner l’image à laquelle il fait directement référence comme le suggère le commentaire final : duquel peche est parle cy dessus, c’est-à-dire « péché dont les tourments sont décrits dans cette gravure », car dans le Kalendrier l’image devient le parler.

 

Septiesmement dit le Lazare, yai veu en une plaine et champaigne des puys profons pleins de feu & de souffre don yssoi fumee trouble et puantes est quels les luxurieux et luxurieuses estoient tourmentes duquel peche est parle cy dessus.

 

On en conclut que l’illustration graphique tient une place dominante par rapport au texte, et le lecteur, qui peut appréhender les rudiments de la lecture sans pour autant en maîtriser les subtilités, est saisi par une gravure poignante reproduisant en détail chaque tourment. Plus encore, à une époque où se construisait une nouvelle géographie infernale, les auteurs abrégeaient une parabolique du couple péché-châtiment. Parce que les éditeurs des Damnations vulgarisaient les punitions divines, leur démarche plus éducative qu’édifiante formalisait des clichés manichéens et réducteurs du paysage infernal. A chaque type de pécheur était associé un tourment particulier, les orgueilleux sont attachés à la roue ; les envieux frigorifiés se noient dans le fleuve putride et gelé ; les colériques sont transpercés par de grandes fourches dans une cave obscure ; les paresseux sont mordus par des serpents ; les avaricieux sont plongés dans des chaudrons de métal fondu ; les gloutons sont gavés de crapauds et bêtes venimeuses et abreuvés de l’eau fétide du fleuve ; enfin les luxurieux sont tourmentés et enfumés dans des puits de feu et de souffre.
      La symbolique, fortement visuelle (orgueil-roue, envie-glace, colère-fourche, ou avarice-chaudron), s’illustrait commodément dans l’iconographie chrétienne. Les images étaient, par voie de conséquence, reconnaissables, mémorisables, puis reproductibles à l’infini, par exemple dans les ouvrages de prières, ou sur les murs des églises [40]. Il était alors aisé de faire référence à l’enfer des Paines et à ses tourments, au cours de sermons ou dans les ouvrages de divertissement. Dorénavant, l’inconscient collectif associait l’orgueilleux à la roue qui monte et descend symbolisant les aléas de la vie qui peuvent mener le plus puissant au plus bas de la société, le colérique au corps transpercé par sa propre fureur, ou l’avare plongé dans un chaudron rempli du métal en fusion des pièces vainement accumulées. D’ailleurs le lecteur retrouvait cette imagerie dans les homélies dominicales, ainsi qu’implicitement dans les fabliaux, les farces, les moralités, ou dans le théâtre du Jeu [41].

 

Quand l’image devient texte

 

      Le récit des Paines qui a été très largement repris et progressivement réduit jusqu’au XVIIIe siècle, finit par s’appauvrir pour ne plus proposer que l’essentiel des scènes pénitentielles qui se succèdent sans aucune transition.
      Avec le Kompost de 1497 de Jean Belot [42], le témoignage composé uniquement de huit pages dont les trois quarts sont des gravures, est à ma connaissance, la version la plus schématisée de l’œuvre. Je vous en présente l’intégralité aujourd’hui, le récit graphique séquencé par tableaux s’est substitué au texte original (fig. 6a, b, c, d et fig. 7a, b, c, d). L’entrée en matière de la première page est dénuée de titre, seul un prologue situe la narration, il est suivi des sept tableaux puis d’un court explicit, et juxtaposé au milieu du récit ressortent trois courts monologues discursifs d’un narrateur extradiégétique.

 

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[39] Ma traduction.
[40] On pensera notamment à la Roue d’enfer, détail de la fresque de Sainte Cécile d’Albi peinte au début de la Renaissance.
[41] On pensera notamment au fabliau Saint Pierre et le Jongleur, anonyme, BnF, f. fr., ms. 19152, f° 45rc-47ra ou au Jeu de saint Nicolas de Jean Bodel, BnF, f. fr., ms. 25566, f° 68ra-83ra.
[42] Le Compost et Kalendrier des Bergers de Jean Belot, Paris, 1497 apparaît à la notice Fr BnF 38495225 du catalogue de la BnF, gravure sur bois. Microfilm m 1475/R 47055, BnF, planches illustratives, XIVe-XVe siècles, des Damnations Infernales : « les roues de l’enfer. Péché d’orgueil », Planche 23. « Le fleuve gelé de l’enfer. Péché d’envie », Planche 24. « Damnés transpercés par les fourches des démons et jetés dans des chaudrons. Péché de colère », Planche 25. « Damnés attaqués par des serpents. Péché de paresse », Planche 26. « Damnés jetés dans des chaudrons de métal en fusion. Péché d’avarice », Planche 27. « Damnés contraints à manger des grenouilles et des serpents. Péché de gourmandise », Planche 28. « Damnés dans des chaudrons de souffre et de feu, tourmentés par des démons. Péché de luxure », Planche 29.