Pierre Bettencourt éditeur de livres
graphiques (1940-1961)

- Sophie Lesiewicz
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pages 1 2 3 4

Fig. 1. Anonyme, L’Homme dispose, 1944

Fig. 2. Anonyme, Fables fraîches pour lire à jeun, 1943

Fig. 3. Anonyme, Le Coup au cœur…, s. d.

Fig. 4. Anonyme, Ni oui ni non, 1942

Fig. 6. Maurice D’Etelan, La Bête à bon dieu, 1944

Fig. 7. Anonyme, D’Homme à homme, 1957

Fig. 8. Anonyme, L’Œil nu, s. d.

Fig. 9. Anonyme, D’Homme à homme, 1957

Fig. 11. Anonyme, Le Coup au cœur…, s. d.

Fig. 12. Anonyme, D’Homme à homme, 1957

Fig. 14. Anonyme, L’Homme dispose, 1944

Fig. 15. Anonyme, D’Homme à homme, 1957

      Procédés classiques

 

      On trouve chez Pierre Bettencourt des procédés d’expressivité typographiques classiques dans le sens où ils font partie de la mémoire visuelle depuis Charles Nodier et L’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux [51].
      Il s’agit d’abord de l’attribution de connotations aux polices. L’Etoile, de la famille des scriptes (pleins et déliés, ligatures), est associée à la fragilité et la féminité. Elle est convoquée pour la mention d’une « jeune fille » [52], d’une « alouette » [53], d’une « petite bête » ou d’une « jolie femme » [54]. Au contraire la linéale est associée à la force : le cheval de « le cheval avec l’alouette », « un cri » dans « un cri, un grand cri seulement / si le vent n’était pas sourd » au sein d’un texte en Garamond [55]. La connotation est historique dans Œuvres où le texte latin intégralement en linéales capitales sans ponctuation renvoie à l’inscription épigraphique (fig. 1). Dans Fables fraîches, une police est associée à chaque personnage, anticipant dès 1943 les mises en page de Massin (fig. 2).
      Bettencourt joue aussi bien sûr sur l’expressivité de l’italique et de la majuscule : dans La Bête à bon Dieu, une police en italique et un corps plus petit expriment la ténuité sonore de « rire » dans « on n’entendit plus que quelques rires… ». Dans D’Homme à homme, l’usage de capitales de « ivre de la CHOSE » parle de lui-même. Il en va de même pour le contraste gras et maigre : en maigre « une larme » dans « une larme ou deux justement » [56], les termes « bleus » en maigre, et « bruns » en gras qui colorent typographiquement la phrase [57], etc.
      Le tout se combine dans des compositions plus ou moins complexes : dans Le Coup au cœur, une « maison de verre » en italique au milieu d’un texte en romain donne à voir la fragilité et la transparence, tandis que les portes en « quartiers de bœufs » sur un axe vertical, en caractères gras, figurent la massivité (fig. 3). Pierre Bettencourt travaille aussi sur la valeur du blanc : dans La Bête à bon Dieu, le blanc est utilisé pour représenter successivement le silence, la distance, le temps qui s’égrène. Il exprime le vide dans Le Coup au cœur d’un prince persan, ou dans D’Homme à homme, « Otez toute chose [double interligne blanc] que j’y voie ».
      On trouve aussi des spatialisations imitatives du type un « cadavre » en lettres couchées et des jeux sur les encres tel « qui la fit rougir gentiment » encré en rouge [58].

 

      Double je de la typographie

 

      On observe cependant dès son premier livre un usage plus personnel de la typographie expressive. Celle-ci concourt tout d’abord à exprimer un double discours au sein du livre. Dans Ni oui ni non, sur chaque page, deux textes parallèles sont matérialisés par deux polices différentes. Le texte du bas (l’« histoire coupe papier »), fonctionne comme un titre courant et parcourt l’ensemble des poèmes qui se succèdent, pour s’achever sur tout un paragraphe après le colophon (fig. 4).
     On retrouvera dans plusieurs titres la matérialisation d’interventions métadiscursives de l’auteur, à teneur humoristique. Dans Abattages clandestins, les textes mystifiés sont parsemés d’interventions décalées en caractères Etoile et Touraine [59]. Dans Fables fraîches, le texte en Didot est comme glosé par un discours parallèle de l’auteur, en linéale. Ce texte, intercalé normalement, peut aussi être placé dans les interlignes, faire l’objet d’un bloc typographique s’encastrant dans le bloc principal, ou être disposé en deux colonnes (fig. 5 ).
      Dans Non, vous ne m’aurez pas vivant, la typographie anime tout un métadiscours ironique sur le livre dans sa structure et un dialogue avec le lecteur. Un texte en rouge, en scripte, ponctue le texte de diverses assertions décalées : « J’aime bien le papier blanc », « Je ne suis pas forcé de raconter des histoires sur toutes les pages », « Ca c’est du dessin ! », « Le lecteur qui est assez naïf pour m’avoir lu jusqu’ici est prié de recommencer sa lecture à la première page », « Et maintenant tous debout, nous allons chanter la Marseillaise… ».

 

      Pastiches de textes de genres spécifiques 

 

      Dans La Bête à bon Dieu, la typographie va être utilisée à des fins d’emprunt et de détournement du dispositif du texte de théâtre, en témoigne cette glose « Le dialogue est déjà commencé. Prière de couper la page sans faire de bruit ». Dans les sections I et II, les « dialogues » sont mis en page / en scène selon des modalités que l’on retrouvera en partie chez Faucheux à partir de 1948 avec Epiphanies [60] mais surtout chez Massin dans les années 1960 (fig. 6). D’Homme à homme est un recueil de citations (fantaisistes) où les blocs, de polices différentes, s’encastrent diversement. Ce dispositif, qui travaille sur l’esthétique du fragment et de la disparité de ton, n’est pas sans faire songer à De l’humour noir d’André Breton mis en page par GLM [61] (fig. 7).

 

      Tableaux et spatialisations narratives

 

      A partir de L’Homme dispose, en 1944, Pierre Bettencourt fait un usage tout à fait innovant et particulier de la typographie expressive, qui culmine dans D’Homme à homme en 1957, et dans l’interprétation typographique du texte de Michaux, Quatre cents hommes en croix [62], en 1956. Il en a fait une langue, ou plutôt une écriture, qui lui est propre. La page peut devenir un véritable tableau, une composition d’abstraits graphiques dont la signification qui se donne au premier regard vient être confirmée par la lecture.
      Quelques pages relèvent encore de la figuration mais le procédé n’a rien à voir avec le contour figuré du calligramme. C’est ainsi que dans L’Œil nu, la disposition topographique de « Au soleil levant » en haut à droite, « L’œil nu » en bas à gauche et du blanc au centre qui irradie, illustre un éblouissement (fig. 8). D’Homme à homme offre un texte en X dont le « IL » au centre devient une divinité rayonnante et douée d’ubiquité (fig. 9). Un bloc de texte nous donne à voir un troupeau se désaltérant, composé de « gros bétail » en majuscules, de « petit bétail » en minuscules, de « gazelles » en italique mais aussi la fraîcheur de l’eau et l’allégresse d’un cœur qui se « réjouit » (fig. 10 ). La page peut aussi s’apparenter à un tableau abstrait au service d’un sentiment ou d’une sensation. Dans Le Coup au cœur, la page débutant par « Je ne m’éclaire qu’avec des vers luisants », donne à voir la « lumière doucement mouvante » et le bien-être du narrateur, par l’usage de « e » de plus petit corps que les autres lettres du texte, aérant et animant le texte (fig. 11). Dans D’homme à homme, une page laisse s’épanouir horizontalement, en romain et en capitale « le grand océan de la vérité » au milieu d’un bloc serré dont les graciles italiques s’accordent avec l’innocence enfantine du locuteur (fig. 12).
      Enfin les spatialisations peuvent acquérir une valeur narrative. Ce procédé semble très original dans le livre graphique et très spécifique à Pierre Bettencourt. Dès 1944, dans L’Homme dispose, prouesse technique et ingéniosité sont à l’œuvre pour animer la typographie et lui permettre de raconter une histoire. Ainsi dans « Les Amants bizarres », la moitié d’un vers est en linéale épaisse, l’autre en scripte italique fine, suggérant le masculin et le féminin. Au dernier vers, pour nous signifier la disparition de l’un, il y a césure au milieu du vers et les deux caractères ne cohabitent plus sur une ligne commune (fig. 13 ). Dans « Amour-vole », la lettre « e » est en bleu, la lettre « s » en rose, tout le long du poème, animant le texte, suggérant des sautillements d’oiseaux. Au dernier vers, il y a disparition de la couleur et des lettres « E » et « S », remplacées par des espaces, le vide de l’absence « pour ’évaporer dans l s airs » (fig. 14). D’Homme à homme, en 1957, offre les plus belles trouvailles à travers des pages d’une grande iconicité dont la composition complexe permet l’expression, non plus d’une scène, d’un sentiment, d’une action ou d’un processus, comme on vient de le voir précédemment, mais d’une narration, d’une situation complexe et abstraite. La typographie parvient alors à exprimer synthétiquement ce que l’image pourrait elle-même difficilement représenter autrement que successivement, au moyen par exemple de la bande dessinée. Pierre Bettencourt réussit par exemple à exprimer une situation compliquée ‒ une personne trouve la délivrance par l’oubli en réponse à un contexte ou une histoire brutale et use de son imaginaire pour se protéger ‒ ce au moyen d’un petit bloc en minuscules, petit corps « L’amnésique se rappelle la lune », au milieu d’une trouée blanche (la lune), elle-même au centre d’un texte consistant en une suite d’imprécations violentes, serré, saturé typographiquement, en majuscules (fig. 15). Sans connecteurs logiques ni outils narratifs, la mise en page prend en charge ce récit. Elle utilise les moyens de l’image : la page comme espace iconique ‒ où les signes se juxtaposent et les rapports demandent à être établis par le lecteur ‒ et les signes typographiques comme figures. Mais elle joue aussi des propriétés de l’écriture, la lisibilité des mots. Alliant art de l’espace et art du temps elle réalise l’exploit d’exprimer simultanément les éléments successifs d’une narration.
      Dans de discrets in-8, la mise en page de Pierre Bettencourt sait remettre l’objet livre en question tout en repoussant la frontière entre le texte et l’image. Ses tableaux typographiques sont d’une richesse et d’une variété remarquables. Une attention toute particulière doit être accordée aux spatialisations textuelles à caractère narratif. Le texte visuel en général vise à montrer plus qu’à raconter. Pierre Bettencourt innove tout particulièrement dans cet usage plus atypique de l’iconicité scripturale.
      Il innove aussi sur le plan de la « typographie expressive » : son « livre graphique » est à inscrire entre les recherches typographiques du GLM des années 1930 et celles de Massin à partir des années 1960. Jalon essentiel dans l’histoire de ce type d’expérimentations, il importe d’en déterminer l’influence chez ses contemporains.

 

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[51] C. Nodier, L’Histoire du roi de Bohême et de ses sept châteaux, Paris, Delangle frères, 1830.
[52] Fables fraîches pour lire à jeun, op. cit.
[53] L’Homme dispose, op. cit.
[54] Le Coup au cœur, op. cit.
[55] L’Homme dispose, op. cit.
[56]  Ibid.
[57] Le Coup au cœur, op. cit.
[58] Fables fraîches pour lire à jeun, op. cit.
[59] « Nicole, apportez-moi mes pantoufles », « un instrument idéal de travail », etc.
[60] H. Pichette, Les Epiphanies, K éditeur, 1948.
[61] A. Breton, De l’humour noir, GLM, 1937.
[62] H. Michaux, Quatre cents hommes en croix, Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1956.