Pierre Bettencourt éditeur de livres
graphiques (1940-1961)
- Sophie Lesiewicz
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Comme pour l’éditeur, Pierre Bettencourt recourt plus volontiers à la mention d’imprimeurs fictifs : « sur les presses de Maurice Darantière » [27], « Achevé d’imprimer par les fils de Paul Durand, imprimeurs à Paris », « Achevé d’imprimer par les fils de Pierre Bettencourt sur sa presse », « Achevé d’imprimer par Durand, imprimeur à Chartres, pour le compte de la S.N.C.F. », « sur les presses de l’imprimerie des éditions Spés, 79 rue de Gentilly, Paris XIII », « Imprimerie de la B.N. ».
Il use aussi de lieux d’impression fictifs : imprimé en Finlande, dans Vénus, à Tahiti, en Hollande, « achevé d’imprimer sur les bords de la Seine ».
Enfin il substitue des informations temporelles fantaisistes aux mentions de lieux d’impression : « Achevé d’imprimer un soir de bal à la campagne », « achevé d’imprimer dans le cadre de l’année de géophysique », « sur les bords de la Seine en Normandie, un jour de mort lente ».
Le livre pastiché, transgression des codes
Le livre de Pierre Bettencourt peut parfois être un pastiche littéraire mais il est systématiquement un pastiche du livre. Un détournement de lieu commun du livre peut à chaque page surprendre le lecteur et piéger le bibliographe.
Le livre pasticheur
Pierre Bettencourt a conçu plusieurs pastiches littéraires et mystifications : Abattages clandestins (choix de textes attribués faussement à Plutarque, Gide, Michaux, Ohnet, Valéry, Madame X, Jean Cocteau), Midi à quatorze heures (mystification du nom de l’auteur, du traducteur, de l’éditeur, de l’imprimeur, du préfacier et du directeur de collection), Œuvre (faussement attribué à un auteur latin, Terentianus Maurus), Ombres chinoises, notamment. Le livre en tant qu’objet éditorial fait pleinement partie de l’entreprise facétieuse qui ne s’arrête pas au seul texte, loin de là. Au service de cette farce, Pierre Bettencourt aime aussi à inscrire ses livres dans de fausses collections : « Littérature de choc » dirigée par Maurice Thorez chez un Gallimard de fantaisie, collection « L’Air du temps », collection « Bibliothèque des chemins de fer ».
Le livre pastiché
La plupart des textes de Pierre Bettencourt cependant, s’ils ont aussi une portée corrosive et sont porteurs de dérision, ne relèvent pas du genre littéraire du pastiche. En revanche, pas un livre comme objet éditorial qui ne se moque des passages obligés dudit objet.
Au niveau de la couverture, un texte décalé vient souvent court-circuiter le titre et visuellement parasiter la mise en page traditionnelle. La couverture de Fragments d’os porte ainsi la mention « Ne pas mettre entre toutes les mains », La Femme de Ségou : « Elle était belle ainsi que l’on est assassin ».
Bettencourt s’amuse dans Deux sans trois ou Abattage, de l’espace consacré à la traditionnelle liste des livres « Du même auteur » en s’attribuant des titres fantaisistes.
Au niveau de la dédicace, on relève dans L’Œil nu « A la mémoire de ma femme et de mes douze enfants disparus dans la catastrophe du Georges Philippart », dans Lettres de Madagascar, « à la princesse de Chine ».
Mais le détournement devient explicite dans Le Coup au cœur. « A Naziad qui chaque nuit tout un été fut nue et fraîche dans mes bras… » figure sous un billet de banque, cette proximité entachant de vénalité les amours comme le geste de la dédicace.
Les épigraphes bien sûr donnent lieu à de cocasses détournements : dans L’Œil nu, un extrait de Fables fraîches pour lire à jeun, de Pierre Bettencourt, est attribué à Malraux, dans Non, vous ne m’aurez pas vivant, un pastiche est prêté à Lamartine. Elle est frappée de nullité, et dénoncée comme vaine dans Abattage : « Mettons que je n’ai rien dit. Paulhan ».
Cependant les lieux de prédilection pour le détournement sont la table des matières et la justification. Dans Fables fraîches pour lire à jeun, la table est agrémentée de la mention « (Les fables marquées d’une * ont été retenues par Monsieur le Ministre de l’Education nationale pour faire partie des programmes scolaires…) », dans Fragments d’os, « la lecture des poèmes est facultative ». On relève douze achevés ou justifications drolatiques et fantaisistes. On citera par exemple : « Les possesseurs d’exemplaires 1 à 100 ont rendez-vous avec l’auteur le dimanche des Rameaux 1950 à 11 heures du matin dans la chapelle russe de la rue de Crimée à Paris. (Se présenter avec son exemplaire justificatif) » [28]. La quatrième de couverture donne lieu à de multiples jeux. On relève surtout la mention « Nihil obstat » sur dix ouvrages, de 1942 à 1948. Il s’agit de la formule par laquelle un censeur ecclésiastique atteste ne pas s’opposer à la publication d’un ouvrage traitant de la foi ou de la morale. L’auteur étant généralement un membre du clergé, on appréciera le lignage dans lequel Pierre Bettencourt s’inscrit. La mention est aussi pervertie matériellement puisqu’elle figure généralement au-dessus de l’imprimatur, en tête et non en fin d’ouvrage. Cette perturbation de l’ordre établi de l’espace du livre contamine jusqu’au dos de l’ouvrage. Ainsi, dans L’Homme dispose, il comporte deux listels verticaux, le bleu est un extrait du Soleil se lève aussi d’Hemingway, le rose est de Bettencourt, le tout donnant un dialogue de roman sentimental [29]. Même la serpente peut être détournée. Dans Voilà pourquoi votre fille est muette, le frontispice représentant une femme accouchant est comme légendé par la serpente imprimée qui se surimpose, « La vie facile »…
Le livre graphique de Pierre Bettencourt ou le double jeu de la typographie
« J’ai toujours un peu pensé, m’écrivait Paulhan, que vous inventeriez quelque chose, qui ne serait ni peinture ni roman » [30]. Ne désignait-il notamment pas là le livre graphique de Pierre Bettencourt ?
On entend par livres graphiques des ouvrages témoignant d’une mise en page qui fait image. Le passage du texte du champ du lisible à celui du visible, l’acquisition d’une iconicité scripturale, résultent d’une spatialisation ou travail sur le blanc (contraste des inter lettrages, des interlignages, des alignements, etc.) et/ou d’un travail sur le noir, en quoi consistent les jeux typographiques (contraste des corps, du régime romain ou italique, bas de casse ou capitale, etc.). Un livre graphique se caractérise par des compositions typographiques mais aussi par de subtiles et ténues contrevenances à l’ordre typographique [31]. Pierre Bettencourt est en grande part un éditeur de livres graphiques, puisque les livres graphiques en autoédition représentent plus de la moitié de la production dont près d’un tiers constitué de jeux typographiques et/ou spatialisations textuelles [32] et un quart comportant au moins des particularités de mise en page. Les livres graphiques les plus spectaculaires ont été réalisés entre 1942 et 1957 et principalement dans les années 1940, soit au début de son expérience de prote. Cependant, les plus inventifs seront, eux, produits à la fin de l’aventure typographique.
Les livres graphiques sont en proportion un peu moindre concernant l’édition d’autres auteurs (44 %). S’ils font montre d’une alternance de textes de police différente, de variations sur les têtes de section, les initiales, le titre courant, les ornements typographiques, de texte en corps supérieur à la moyenne, jeux typographiques et/ou spatialisations ne représentent qu’une infime part prouvant par là qu’ils représentent le travail le plus personnel de Pierre Bettencourt. En revanche, les livres les plus graphiques écrits et composés par Pierre Bettencourt sont édités, à deux exceptions près [33], soit sous couvert d’anonymat (majoritairement) soit sous pseudonyme. Reste à établir si l’un est corollaire de l’autre…
Bettencourt typographe
La presse typographique de Pierre Bettencourt se voit attribuer un rôle crucial et presque magique dans sa vie :
Cette presse devait devenir pour moi un formidable levier pour soulever le monde. Elle sera même par l’entremise de Michaux, un facteur déterminant de mon mariage 20 ans plus tard (…). Cette presse m’a permis de sortir de mon milieu de Normands « bien-pensants » pour me livrer grâce à la découverte d’un esprit aussi surprenant pour moi que celui d’Henri Michaux, à la seule liberté qui compte : « la liberté de pensée » [34].
[27] Qui à partir de 1961 imprimera effectivement ses ouvrages…
[28] Fables fraîches pour lire à jeun, anonyme, imprimé en Normandie Saint-Maurice-d’Etelan, P. Bettencourt, 1943.
[29] En bleu : « Oh Jake, dit Brett, nous aurions pu être si heureux ensemble ! », en rose « Eh oui, dis-je. C’est toujours agréable à penser. »
[30] R. Sorin, op. cit., p. 35.
[31] Sur la norme typographique, voir D. Renoult, « La Mise en page », dans R. Chartier et H.-J.Martin (dir.), Histoire de l’édition française, tome 4 : Le Livre concurrencé, 1900-1950, Fayard, Le Cercle de la librairie, 1991, pp. 377-395.
[32] Ni oui, ni non, anonyme, Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1942 ; Fables fraîches pour lire à jeun, op. cit. ; La Bête à bon Dieu, Maurice D’Etelan, Imprimé en Normandie Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1944 ; L’Homme dispose, op. cit. ; Voilà pourquoi votre fille est muette, P. Bettencourt, Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1945 ; L’Œil nu, op. cit. ; Non, vous ne m’aurez pas vivant, P. Bettencourt, Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1947 ; Trois petits tours, op. cit. ; Fragments d’os pour un squelette, P. Bettencourt, Institut national de recherche irrationnelle Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1949 ; Le Coup au cœur par un prince persan de passage à Paris, anonyme, Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1950 ; D’Homme à homme, op. cit. ; Cruci-fictions, P. Bettencourt, Institut national de recherche irrationnelle Saint-Maurice d’Etelan, P. Bettencourt, 1959.
[33] Voilà pourquoi votre fille est muette, op. cit. et Fragments d’os pour un squelette, op. cit.
[34] P. Bettencourt, Les Désordres de la mémoire, op. cit., p. 47.