Pierre Bettencourt éditeur de livres
graphiques (1940-1961)
- Sophie Lesiewicz
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La conception qu’il se fait de la typographie rappelle étrangement celle de GLM [35] car toutes deux sont fondées sur la notion d’« interprétation ». Pour GLM, « le typographe face à un texte est dans la même position que le traducteur, rendre intelligible et adapter. Il est aussi dans une situation comparable à celle de l’illustrateur » [36], tandis que Pierre Bettencourt témoigne :
Ce qui me passionnait dans l’imprimerie, c’était de parler avec les caractères. J’interprétais les textes comme un acteur aurait pu les dire, avec des blancs du silence, les mots détachés, des « corps » plus ou moins élevés. Certains caractères sont masculins, d’autres féminins, et puis on peut les imprimer sans encre et les faire parler tout bas [37].
Tous deux sont des poètes qui ont vu la typographie comme le prolongement naturel de l’expérimentation littéraire, sentant « le besoin de ne plus seulement commander leur organisation mais de participer effectivement à cette mise en place, certain qu’en travaillant lui-même, des possibilités nouvelles se présenteraient sans cette médiation de l’imprimeur » [38].
Si la typographie expressive est souvent soupçonnée de frivolité, Pierre Bettencourt semble indemne de ces critiques, sa virtuosité technique comme la profondeur de sa démarche étant reconnue : « Typographe-voyant, imprimeur-virtuose » [39], « une équivalence prodigieuse du dedans d’un texte vu par la force de sa vision appliquée à l’art de la mise en page » [40]. « Les choix de mise en page et de typographie font de Pierre Bettencourt, qui les a conçus et ne les a montrés à Michaux qu’a posteriori, son lecteur alors le plus inventif » [41].
Tandis que les œuvres spatialisées d’auteurs sérieux ont tendance à être minorées à cause de leur apparence formelle, la recherche typographique d’un auteur connu pour son espièglerie semble admissible…
Caractères
Pierre Bettencourt débute avec deux types :
Un elzévir. C’est avec ce premier caractère que j’ai imprimé « Les 3 notes sur le bonheur » des Treize têtes de Français et aussi avec un autre caractère fourni par « La Typographie » les citations qui accompagnent chaque tête. Caractères que j’ai sottement donnés à la refonte (c’était la guerre) pour obtenir d’autres caractères chez Deberny et Peignot [42].
A partir de 1942, en effet, on observe un Garamond [43] dans Histoires à prendre ou à laisser. Dans Ni oui ni non, intervient le premier jeu de contraste entre une linéale et une scripte, probablement la Touraine et l’Etoile Deberny & Peignot [44]. A partir de Mon dernier mot, en 1943, entre dans le jeu un Didot.
Fables fraîches pour lire à jeun initie l’usage et les effets de contraste de trois polices, Didot, Touraine et Etoile, qu’on retrouve dans L’Homme dispose, en 1944. Bettencourt mélange jusqu’à quatre caractères dans La Bête à bon Dieu, Voilà pourquoi votre fille est muette et Non, vous ne m’aurez pas vivant, de 1944 à 1947. Puis Pierre Bettencourt va abandonner les jeux typographiques basés sur le contraste des polices, qu’il ne reprendra qu’une fois, en 1957, avec D’Homme à homme. A partir de 1949, dans Fragments d’os, puis Le Coup au cœur par un prince de passage à Paris et Cruci-fictions, le dispositif typographique ne se fonde plus sur le contraste de polices mais sur le contraste de corps.
Ligne (typo)graphique
Deux tendances fortes peuvent être discernées dans le style typographique de Pierre Bettencourt, d’une part une fantaisie typographique relativement auto-parodique visant à remettre en question l’espace du livre, d’autre part une typographie expressive au service du texte, de plus en plus personnelle et innovante.
Jeux typographiques et spatialisations ludiques, la mise en jeu de l’objet livre
Esthétique du contraste
Au premier regard, on est frappé par la diversité et la quantité des dispositifs, instaurant une esthétique du contraste, maintenue du début à la fin du livre. Sur le plan de la forme, on retrouve ainsi le climat d’instabilité et de surprise instauré par les farces de l’auteur. Les combinaisons de police, de corps, de régime romain ou italique, majuscule et minuscule, semblent infinies et interviennent à de multiples niveaux du livre. Plusieurs ouvrages sont fondés sur un contraste entre la mise en page de chacun des textes constituant le recueil : Deux sans trois fait alterner soixante-deux textes tantôt en gras romain tantôt en maigre italique, Le Coup au cœur, vingt-trois histoires tantôt en gros tantôt en petit corps, Fragment d’os, cinq textes jouant de toutes les combinaisons de deux corps et du régime romain/italique. Pierre Bettencourt joue aussi beaucoup sur les contrastes typographiques à l’échelle de la page, au sein de chaque texte. Dans L’Homme dispose et Voilà pourquoi votre fille est muette, chaque texte offre un contraste de plusieurs polices, dans L’Œil nu, chaque page combine polices, corps et régime romain ou italique. Dans Mon dernier mot, les deux pages en regard ne présentent jamais le même alignement. Dans Cruci-fictions, chaque page se compose du contraste de corps d’un texte et de notes proliférantes qui occupent jusqu’aux deux tiers du bloc d’empagement.
Jeux typographiques et spatialisation des lieux clefs du livre
La forme vient rejoindre le fond pour interroger les lieux clefs du livre. Les pages de faux-titre et de titre sont le lieu de jeux sur les polices [45], ou de spatialisation [46]. La pagination dans Deux sans trois, qui diffère sur chaque page, explore toute une variété de combinaisons de polices, graisses différentes et d’emplacements.
Les titres de sections dans L’Homme dispose proposent une grande variété typographique, les textes précédant les gravures dans Treize têtes de Français [47], des spatialisations très spectaculaires.
On observe aussi des jeux sur les initiales [48]. Dans Histoire à prendre ou à laisser, ce sont les premiers mots de chaque partie qui sont disposés de manière innovante.
La table des matières est le lieu des variations les plus créatives : La Bête à bon Dieu, Non, vous ne m’aurez pas vivant et Le Coup au cœur présentent des tables spatialisées en quinconce, avec des polices différentes. Elle est encore spatialisée dans D’Homme à homme et Lettre aux parisiens. Dans Fragment d’os elle est animée par des contrastes de corps et de régime italique/romain.
Les achevés ou justifications enfin peuvent aussi faire l’objet de jeux typographiques [49].
La typographie expressive de Pierre Bettencourt
Puis on découvre que ces dispositifs font profondément sens avec le contenu, en sont indissociables. Ils relèvent de ce qu’Anne-Marie Christin appelait « l’expressivité visible », par opposition à « l’expressivité codée ». Cette dernière consiste en un usage de caractères auxquels la détermination d’une norme a imposé un rôle contrastif (par exemple la capitale). Elle est invisible par la généralité de son emploi, le fait qu’elle n’a pas de fonction dans le texte mais représente la loi.
L’expressivité visible, elle, se caractérise par un usage de la typographie « se donnant comme perspective, au lieu d’une parole théorique, la pluralité effective des textes et des discours » [50]. Elle est visible puisqu’elle se distingue de l’usage typographique normal. Si le social ne lui impose plus sa loi, elle s’en donne à elle-même dans chaque texte, sa recherche de figures est orientée par une sémantique, et ces figures doivent être reconnaissables par le destinataire.
[35] Poète, éditeur et typographe de 1933 à 1974.
[36] A. Coron, « Un artisan de belles formes vraies », Les éditions GLM, bibliographie établie par A. Coron pour l’exposition GLM de 1981, Paris, Bibliothèque nationale, 1981, p. XIII.
[37] R. Sorin, op. cit., pp. 34-35.
[38] A. Coron, op. cit., p. IX.
[39] Y. Peyré, op. cit., p. 174.
[40] Ibid., p. 174.
[41] R. Bellour, « Quatre cents hommes en croix », Littérature, n° 115, 1999, pp. 31-41.
[42] P. Bettencourt, Les Désordres de la mémoire, op. cit., p. 47.
[43] Ce caractère a été identifié comme étant un Garamont Deberny & Peignot d’après Jannon, par l’association Signes.
[44] Ces caractères ont été identifiés comme étant un Etoile et un Touraine, toujours Deberny & Peignot, par l’association Signes.
[45] La Bête à bon Dieu, op. cit.
[46] Deux sans trois, Robert de Saint-Loup, Belle-Roche par Notre Dame-de-Gravenchon, 1940, et sa disposition en boustrophédon ; Ni oui ni non, op. cit. ; D’Homme à homme, op. cit. ; L’Homme dispose, op. cit.
[47] Treize Têtes de Français précédées de trois notes sur le bonheur, P. Bettencourt, Saint-Maurice-d’Ételan, P. Bettencourt, 1942.
[48] Deux sans trois, op. cit.
[49] L’Homme dispose, op. cit., Deux sans trois, op. cit., Lettre aux Parisiens, anonyme, Saint-Maurice-d’Ételan, P. Bettencourt, 1944-1946.
[50] A.-M. Christin, « Rhétorique et typographie, la lettre et le sens », Revue d’esthétique, n° 1-2, 1979.