Jacques Prévert et les images fixes
- Carole Aurouet
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Fig. 5. J. Prévert, Le Pape
du Moulin Rouge
Fig. 6. J. Prévert, Le Christ
du Moulin Rouge
Fig. 7. R. Doisneau, Jacques Prévert
Fig. 8. J. Prévert, Ephéméride :
Mercredi
Outre celui de l’enfance déjà convoqué, le thème dominant est la religion, cible de prédilection des attaques de l’anticlérical Prévert. Ainsi met-il par exemple en scène les papes Léon XIII et Paul VI. Dans Le Pape [12], le premier est donné à voir avec une tête de pomme de terre dévorée par un doryphore. Dans Le Pape du Moulin Rouge [13] (fig. 5), le second est montrée en meneuse de revue du Moulin-Rouge, avec pour tiare papale les ailes du cabaret. Le Christ est aussi l’objet de détournement : Prévert le cloue sur les ailes du Moulin-Rouge dans Le Christ du Moulin Rouge [14] (fig. 6), ou lui fait effectuer un ballet aquatique devant le château de Versailles dans Fête nautique [15].
L’anticléricalisme des collages est virulent, blasphématoire et lié à une apologie du plaisir, souvent charnel. C’est pourquoi l’érotisme est un autre sujet récurrent. Beaucoup de collages contiennent des femmes nues et des pin-up, très en vogue dans les années 1950 : Baptême, La Beauté du diable, La Jeune Fille et la Mort, Les Rêveuses éveillées (ou la nocivité des champignons magiques), Salutiste contestant l’érotisme, Soir d’automne [16], etc.
Autre entreprise de désacralisation : les figures politiques. Prévert a l’habitude de rapetisser les hommes dits grands, ceux à qui la patrie doit être reconnaissante. A ce titre, Napoléon en prend pour son grade dans Iconographie pour un traité de napoléontologie (hommage à Courbet) ou La Gloire parée de plume (à Gustave Courbet) [17], L’Empereur [18] et Sainte-Hélène [19].
L’éditeur René Bertelé écrivait très justement à propos des collages de Prévert : « Finalement, il a mis en liberté les mots, colonisés par trop d’habitude et de conventions littéraires, il a mis en liberté les images en les délivrant de leur vieille sagesse » [20]. Laissons-lui le mot de la fin en la matière et appréhendons désormais les autres pratiques prévertiennes de l’image fixe.
Jacques Prévert, une pratique personnelle quotidienne de l’image fixe
Prévert fut aussi une égérie masculine. Les photographes, et dans une moindre mesure les peintres, l’ont choisi comme muse inspiratrice. Ainsi Prévert est sans doute l’un des poètes du XXe siècle le plus photographié ; à l’époque de l’argentique et non du numérique, bien avant les smartphones munis d’appareils photos !
Prévert se fait souvent tirer le portrait par Henri Cartier-Bresson, Izis, Robert Doisneau (fig. 7), Willy Ronis, Emile Savitry, André Villers, etc. Doisneau disait de Prévert qu’il « leur révélait [aux photographes] – on ne peut pas tout voir – les fées et les diables qui s’étaient glissés à leur insu dans leurs photographies garanties objectives ». Pour Doisneau, Prévert est « un bon modèle » car « il ne composait pas des personnages mais restait tout à fait détendu, amical, complice. Facile à photographier des gens comme ça ! » [21].
Les peintres font aussi son portrait. Citons-en deux espacés dans le temps et dans le style : celui de Picasso (1956) et celui de Gérard Fromanger (1976).
Revenons à Prévert créateur et non inspirateur d’images fixes.
En guise d’agenda, Prévert s’invente des éphémérides suivant une méthode récurrente. Il choisit de grandes feuilles blanches sur lesquelles il utilise une conception préliminaire : il dessine pour chaque jour de la semaine une immense fleur multicolore (parfois plusieurs), dont la forme et la couleur ne sont jamais identiques. Il la positionne au centre, ou à droite. Les fleurs croquées sont le plus souvent piquantes, vives et colorées. Sur ces pages ainsi illustrées, Prévert inscrit en haut le jour de la semaine, éventuellement précisé d’un chiffre mais très rarement du mois et de l’année. Les lettres des jours de la semaine sont généralement rehaussées de couleurs ; certaines sont même tracées de manière très artistique.
A partir de quand Prévert commence-t-il ainsi à utiliser les éphémérides ? Difficile à dire. Toujours est-il que celles parvenues jusqu’à nous couvrent essentiellement une décennie : de la fin des années 1950 à la fin des années 1960. C’est la période durant laquelle il déménage moins et habite cité Véron, au-dessus du Moulin Rouge.
Prévert utilise parfois le dessin pour signifier la nature de son rendez-vous, ou pour désigner la personne qu’il va rencontrer. Ainsi trouve-t-on une assiette, des couverts, un verre et une bouteille pour un déjeuner ou un dîner (fig. 8) ; ou encore une petite tasse pour un café.
Un chat jaune (fig. 9) est souvent représenté ; il s’agit de Paul Grimault, que Prévert surnomme « le bon chat jaune ». Un petit soleil illustre bon nombre d’éphémérides ; c’est Henri Crolla, le célèbre guitariste. Prévert l’appelle « le petit soleil ». Son deuxième surnom, plus répandu, est « mille pattes », tant ses doigts courent vite sur les cordes de sa guitare ; Prévert l’utilise également.
L’orthographe usitée est parfois phonétique, comme une préfiguration des SMS : « Mag » pour le galeriste Maeght ; « Piero » pour son frère Pierre surnommé Pierrot, etc.
Et comme Prévert ne se prend jamais au sérieux, les facéties sont nombreuses. Il prévoit le même jour de « frapper Janine », de « fesser Michèle » (sa fille), de « boire un verre » et de « faire son autocritique ». Quel programme ! (fig. 10)
Les vernissages sont fréquents et les noms des peintres et galeristes mentionnés nombreux : Braque, Ernst, Fromanger, Giacometti, Maeght, Miró, Papart, Picasso, Vasarely, etc.
Cette déambulation dans les images fixes de Prévert n’est évidemment pas exhaustive. Néanmoins, elle permet de mesurer l’ampleur, la variété et la constance de la relation qu’il entretient avec elles. Prévert est un artiste multiple et sans frontière. Quel que soit le genre artistique qu’il utilise, il est toujours corrosif et révolté. Avec l’image fixe – comme avec l’image mouvante pour le cinéma et l’image verbale pour la poésie – il s’oppose avec constance à l’obscurantisme religieux, à la morale et à l’éducation bourgeoise, au capitalisme, à la guerre et à l’injustice sous toutes ses formes, pour prôner l’amour et la liberté.
[12] Les Prévert de Prévert. Collages, op. cit., p. 93.
[13] Collages. Jacques Prévert, op. cit., p. 74.
[14] Jacques Prévert, Paris la Belle, catalogue de l’exposition de l’Hôtel de ville de Paris, Paris, Flammarion, 2008, p. 246.
[15] Collages. Jacques Prévert, op. cit., p. 128.
[16] Ibid., respectivement p. 72, p. 71, p. 80, p. 81, p. 73 et p. 75.
[17] Les Prévert de Prévert. Collages, op. cit., p. 100.
[18] Ibid., p. 92.
[19] Collages. Jacques Prévert, op. cit., p. 221.
[20] R. Bertelé, Images de Jacques Prévert, Paris, Filipacchi, Le Monde des Grands Musées, 1974, p. 11.
[21] Europe, août-septembre 1991, n° 748-749, numéro spécial Jacques Prévert, p. 51.