Jacques Prévert et les images fixes
- Carole Aurouet
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Fig. 4. J. Prévert, L’Enseignement libre

Les collages de Prévert sont de toute taille, réalisés sur des supports protéiformes : des feuilles de Canson, des enveloppes, des cartes postales, des livres. Ils peuvent être accompagnés d’une dédicace, d’une date, de signature. Quand Prévert ajoute un titre, il l’inscrit plutôt au verso. Ses collages sont donc à tout point de vue très divers. Il est impossible d’effectuer un recensement exhaustif puisque beaucoup ont été adressés à des proches et que de fait ils sont éparpillés dans des collections privées. A titre personnel, j’en connais plus de deux cents.

Ce qui frappe l’esprit lorsque l’on étudie les collages de Prévert, c’est le lien étroit qu’ils entretiennent avec l’enfance. La figure de l’enfant est récurrente. Les enfants que Prévert donne à voir sont toujours en péril à cause de l’éducation – principalement religieuse – qu’on leur impose. Elle est présentée comme une véritable épreuve, une entreprise de conditionnement. Le collage L’Enseignement libre (fig. 4) est à cet égard significatif. On y voit la tête d’un enfant que des mains essaient de diriger de force dans une certaine direction. Mais ses yeux ne suivent pas le mouvement qu’on inflige à sa tête. Ils font acte de résistance. Cette figure de l’enfance menacée et en lutte apparaît comme une réminiscence biographique du jeune Prévert, adepte de la répartie contestatrice et de l’école buissonnière.

Mais comment Jacques Prévert élabore-il un collage ? C’est la question que lui pose Madeleine Chapsal en 1963 pour L’Express. Prévert lui répond :

 

Quand quelque chose me plaît, je le découpe et je le mets dans un tiroir. Mais il faut que cela me plaise. Il y a des gens qui m’amènent quelquefois de très jolis livres, de vieux catalogues, en me disant : « C’est pour vous ». Mais ce n’est pas pour moi. Je ne trouve rien là-dedans à garder… Quand ça me plaît, je le vois tout de suite. Ça reste quelquefois des mois, des années dans mon tiroir, mais je sais que c’est là. Un jour, je trouve un nouveau petit élément, et tout à coup je me dis : « Mais ça, ça va avec ça ! ». Alors, je m’y mets, les ciseaux, la colle, c’est vite fait [5].

 

Si on l’écoute, l’entreprise semble aisée. Mais ne nous y fions pas et analysons en trois temps cet art de la récolte et de la colle : collecte, déconstruction, reconstruction.

Les sources des éléments choisis par Prévert pour ses collages sont très éclectiques : des gravures anciennes récoltées chez les bouquinistes sur les quais de la Seine ; des catalogues de mode de la Belle Epoque ; des images pieuses ; des reproductions de peinture, surtout de la Renaissance italienne ; des reproductions d’œuvres médiévales, souvent puisées dans La Révolution surréaliste ; des planches de fleurs, d’anges, de jouets et de figurines anciennes ; des photographies de sculptures de cathédrales ; des planches anatomiques du corps humain ; des cartes postales ; des vignettes publicitaires ; des planches de catéchisme en images ; des photographies de ses amis photographes : Brassaï, Doisneau, Izis, Villers, Trauner, etc. ; des magazines. Ces sources de toutes les époques créent une discontinuité temporelle : également de tous les genres, elles engendrent un fatras à la fois populaire et cultivé. Prévert va y prélever des morceaux hétérogènes, des éléments de détails qu’il ampute à l’ensemble.

Parfois, les rapines sont pleinement revendiquées. C’est le cas des collages D’après Philippe de Champaigne I [6] et D’après Philippe de Champaigne II [7]. Les titres que Prévert leur attribue nous renseignent sur l’artiste détourné. Il est ensuite facile d’identifier l’œuvre : l’Ex-voto de 1662. Le cas se reproduit avec le collage D’après Millet [8] qui décline deux fois deux peintures de Jean-François Millet sur un fond noir : L’Angélus et Les Glaneuses. Dernier exemple : deux collages qui reprennent le diptyque à double face Le Triomphe de la Chasteté de Piero della Francesca ; Prévert détourne les deux portraits du recto, soit celui de Battista Sforza et de son époux le duc d’Urbin et titre Beauté viscérale [9] et D’après le duc d’Urbin par Pierro della Francesca [10].

Pour d’autres collages, Prévert donne des indices moins explicites. Il réalise par exemple un collage qu’il nomme Ecorché au verre de vin [11]. Il faut aller mener une recherche pour identifier les sources des rapines : L’Homme au verre de vin – un tableau anonyme de l’école du XVe siècle – et le turban du Portrait de Giovanni Arnolfini de Van Eyck.

Avec le collage, Prévert trouve son moyen de dessiner et de peindre. D’ailleurs, Janine rapporte que Picasso, quand il voyait les collages de Jacques, lui disait qu’il ne savait pas peindre ni dessiner, mais qu’il était peintre.

Puis vient la reconstruction, une pratique minutieuse et silencieuse.

Prévert choisit d’abord une image de départ comme décor de fond. Les photographies en noir et blanc de ses amis photographes sont son matériau de prédilection. L’artiste utilise une image unique, selon deux critères : l’espace d’intervention qu’elle offre et les figures à transformer qu’elle propose.

Dans un deuxième temps, il dispose les éléments découpés sur ce fond. Ces derniers sont choisis selon l’envie du moment car l’ordonnancement n’est pas préétabli. Puis Prévert les déplace alors jusqu’à ce qu’ils fassent sens. Il anime sa surface et met en scène des fragments épars jusqu’à ce qu’ils deviennent des fragments dynamiques.

L’unité se trouve souvent par opposition. Prévert recherche le rapport de force pour faire sens. Le dynamisme de l’association se fait par contraste et confrontation.

Quand la disposition lui convient, Prévert la fige en la collant, et enlève si besoin l’excédant de glue avec un chiffon. Il pose son collage bien à plat, souvent sous des annuaires et dictionnaires.

L’entreprise prévertienne n’est pas terminée car un grand soin est accordé à la lumière et à la couleur. Quand il juge le fond trop gris, il apporte des touches de lumières en grattant la surface. Il fait parfois des retouches de couleur. Il met de la salive sur ses crayons pastel, afin de créer un effet de gouache et d’aquarelle. L’importance qu’il accorde à la couleur se manifeste aussi dans les maries-louises, souvent choisies par lui lors de l’encadrement. Au premier coup d’œil, ses collages n’imposent pas leur matérialité. Mais si Prévert atténue la déchirure des éléments, il ne cherche pas pour autant à masquer totalement les traces de ses interventions.

Cette poétique du fatras a une portée corrosive, provocatrice et émancipatrice. Elle est au service d’une thématique libertaire, de laquelle se dégagent des sujets récurrents.

 

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[5] Jacques Prévert à Madeleine Chapsal, le 19 septembre 1963, dans L’Express.
[6] Œuvres complètes de Jacques Prévert, t. II, Fatras, p. 6.
[7] Collages. Jacques Prévert, op. cit., p. 87.
[8] Ibid., pp. 212-213.
[9] Ibid., p. 242.
[10] Ibid., p. 243.
[11] Ibid., p. 256.