La part des images ou le saisissement
de la contradiction dans Obscurité du jour
de Jean Tardieu

- Alice Scheer
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Fig. 3. G. Morandi, Nature morte
avec vase et trois bouteilles
, 1945

Fig. 4. J. Tardieu, « Poème intraduisible », s. d.

Fig. 5. I. Sojun, A un moineau
mort
, XIVe siècle

Fig. 6. J. Cortot, Ecritures, 1974

Fig. 7. H. Hartung, T 1962- E33, 1962

      L’étude de Giacometti pourrait avoir pour pendant une eau-forte de Giorgio Morandi (Nature morte avec un vase et trois bouteilles [15]) (fig. 3) reproduite un peu plus tôt dans l’ouvrage. Cette fois, les objets ne sortent pas du vide de la page blanche mais d’une obscurité saturée. C’est étrangement l’épaisseur et l’opacité des bouteilles qui suggèrent la disparition. L’infinité des traits qui se chevauchent en quadrillages très resserrés, les ombres et les jeux de contrastes font que ces bouteilles paraissent solides, obstinément là. Et pourtant, ces quadrillages dessinent d’innombrables petites taches blanches, comme une poussière lumineuse qui leur redonne de la fragilité. L’image, dont il est cette fois question dans le texte, a valeur d’exemple et vient appuyer la réflexion de Tardieu sur l’expression artistique :

 

Ici se rencontrent la recherche obstinée du poète et celle du peintre : mettre au monde quelque chose qui soit capable d’exister, c’est-à-dire (en nous sautant au visage) de rejoindre l’expérience sensible la plus fruste, la plus directe et qui soit en même temps assez riche pour offrir une infinité de « propositions », même incohérentes, à cette quête de l’intelligible que nous considérons, à tort ou à raison, comme une obligation permanente, comme la récompense de tout effort [16].

 

Les bouteilles de Morandi ont cette épaisseur « fruste », leur ombre est fortement marquée sur la table, mais elles ont une manière particulière de se fondre dans l’espace ambiant : par opacité, par obscurité et non par transparence. Tardieu peut écrire alors, à propos du tableau :

 

L’image alors se renverse totalement. Il n’y a plus d’un côté le contour de l’ombre et, de l’autre le liseré de la lumière, comparaison facile et contraste simpliste. La transparence du verre est abolie au profit de l’épaisseur, mais d’une épaisseur à la fois perceptible et immatérielle qui n’emprunterait plus rien à la tactilité du contour. Cette sorte inusitée de présence concrète, qui est moins un volume qu’une allusion et n’obéit qu’à peine à deux dimensions de l’espace, est, dans le cas particulier de Morandi, tremblante comme le poudroiement de la poussière, fondante comme la neige foulée, mais ferme comme la précaution.

 

Les objets du monde s’appréhendent donc par leur envers et il s’agit « pour le manieur de mots comme (…) [pour le] manieur de tracés et de couleurs » d’approcher le point critique où tout semble pouvoir basculer de l’apparition à la disparition, de la transparence à l’opacité, de la saturation à l’épure. En somme, l’artiste tenterait de représenter le monde « d’un trait qui figure et défigure », pour reprendre le titre d’un recueil d’André Du Bouchet consacré à Giacometti.
      La réflexion sur le langage poursuit naturellement cette recherche du point de renversement, éprouvé par l’auteur dans sa relation à l’« Espace nocturne » [17] ainsi qu’au Réel. Tardieu rappelle dès les premières lignes de l’ouvrage que le langage ne peut malheureusement pas échapper à la fabrication du sens, « qu’il ne [peut] y avoir de non-sens lorsque nous exprimons quoi que ce soit » : le Sens « annexe » même ce qui « lui échappe » (coutumes, rêves etc.) [18]. Ainsi, tout comme la peinture a pu chercher à se défaire de la représentation, le projet poétique de Jean Tardieu vise à court-circuiter le sens ou à le renverser dans la quête de ce qu’il nomme « l’Anti-sens » [19] :

 

obstiné à me représenter le pouvoir expressif des arts créateurs – car c’était là mon propos essentiel – comme un domaine échappant, pour sa plus grande part, à la juridiction du langage commun – j’en étais venu à imaginer face à face le dialogue mouvant du Sens et d’un personnage protéiforme que j’appelais : « Anti-sens » [20].

 

Ce terme ne désigne donc pas le Non-sens à proprement parler (impossible, comme nous venons de le rappeler) mais une puissance de contradiction du sens par l’infinie multiplication des significations. Les images qui accompagnent cette réflexion montrent que « tout vacille, sous nos yeux mêmes, entre le sens et l’Anti-sens » [21]. C’est par exemple ce que suggère la reproduction « en négatif » d’un brouillon du « poème intraduisible » de Tardieu dont le simple fac-similé eût été illisible en raison du trop mauvais état de la photocopie (fig. 4). L’anecdote est plaisante : il fallut passer par une reproduction « à l’envers » pour garder les hésitations du poète. Certains mots de ce texte de jeunesse semblent s’effacer comme si, inscrits à la craie sur un tableau noir [22], l’eau les avait mal effacés. Mais c’est la succession de deux autres images dans le chapitre intitulé « L’écriture comme geste » qui évoque le mieux ce possible renversement entre sens et anti-sens dans le langage. Au recto de la page 63 se trouve la reproduction en noir et blanc d’une calligraphie d’Ikkyu Sojun Dédiée à un moineau mort. Dans le texte, Tardieu notait la fascination qu’exerce toute écriture sur celui qui la regarde même s’il ne la comprend pas [23]. La calligraphie constitue un idéal de complétude du signe et de l’écriture parce qu’elle est à la fois verbale et visuelle. Elle est le lieu

 

où l’écriture et le dessin se rencontraient, trempés dans la même encre, par le même pinceau, et conservaient la trace fraîche du geste créateur, une feuille, une branche, un plumage étaient écrits du même élan de la main que les pleins et les déliés d’un « caractère » [24]

 

C’est un modèle d’écriture du monde dont les signes demeurent sibyllins pour qui n’y est pas initié [25]. Ici, la calligraphie apparaît d’abord au lecteur comme image, et ensuite seulement comme texte lorsqu’il en découvre, dans une annexe à la fin de l’ouvrage, la traduction. Au verso, un tableau de Jean Cortot, contemporain d’Obscurité du jour, évoque une écriture imaginaire dont les signes rappellent pourtant ceux de la calligraphie d’Ikkyu Sojun (figs. 5 et 6). L’écriture est devenue purement visuelle, « une écriture en soi » [26]. Dans les deux cas, elle est peinte mais, tandis que la calligraphie peut encore faire immédiatement sens pour certains lecteurs, la langue imaginaire de Cortot est, elle, libérée de cette nécessité de signifier. Le visuel pourrait être alors le point de vacillement entre au-delà et en-deçà du sens.
      C’est donc cette constante et possible réversibilité du sens que les images de l’ouvrage peuvent représenter, soit par leur succession, comme nous venons de le voir, soit parce qu’elles suggèrent et saisissent immédiatement la contradiction. En effet, il arrive parfois qu’elles suspendent la réflexion en cours et invitent à la méditation. A la différence de L’Empire des lumières de Magritte dont le sujet paraissait « correspondre » immédiatement au texte, les reproductions d’une toile de Hartung, en ouverture de l’ouvrage, et d’une photographie de Marc Riboud à la toute fin, ne lui sont qu’indirectement liées. T 1962-E33 de Hans Hartung (fig. 7) se trouve à la fin du premier chapitre, précède « Obscurité du jour » et en introduit, indirectement, les principales interrogations. Sur un fond de couleur vert émeraude à gauche, bleu ciel à droite et appliqué horizontalement, se détache, au centre, un vaste rectangle noir. Ses bordures ne sont pas nettement tracées : des éclaboussures de peinture en atténuent le cadre à gauche comme à droite. Le noir se fait plus intense sur la partie droite du rectangle : plusieurs couches ont été grossièrement appliquées au pinceau large, ce qui rend le contraste avec le fond bleu ciel très vif. De longues et fines traces verticales ont été vivement grattées sur la peinture noire encore fraîche. Elles laissent apparaître une première couche de diverses couleurs qui avaient été masquées par l’aplat de noir : argent, bronze, or vif et blanc. Ces traces pourraient évoquer des brindilles d’herbes et des roseaux dont la silhouette se précise à mesure que le noir s’intensifie. Toujours sur la partie droite de la toile, une certaine quantité de peinture noire semble avoir été enlevée à l’aide d’une éponge et laisse apparaître une épaisse bande verticale d’un jaune éclatant. Le regard s’arrête sur cette mystérieuse marque jaune, solaire. Elle pourrait correspondre à l’« étrange reflet » décrit à la page précédente, né des rencontres entre le massif des maures, la mer et le ciel nuageux à l’horizon, et entre le réel et l’imaginaire :

 

La mer et le vent du Nord avaient fait alliance. Ils donnaient aux collines ce sourcil froncé, cette distance qui naît sur le rivage pour continuer dans l’imaginaire, avec un étrange reflet dont la brillance nous inquiète et nous exalte [27].

 

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[15] Ibid., p. 32.
[16] « Les bouteilles fondantes », Ibid., p. 34.
[17] « Obscurité du jour », Ibid., p. 24.
[18] « Le Sens dans tous les sens », Ibid., p. 9.
[19] C’est le titre qui a été envisagé un temps par Tardieu pour cet ouvrage, finalement « écarté parce que jugé trop dogmatique ». Voir Lettre à Lauro Venturi, déjà mentionnée : 26 avril 1974.
[20] « Le sens dans tous les sens », OJ, p. 10.
[21] « Obscurité du jour », Ibid., p. 24.
[22] C’est ce que s’exclame Lauro Venturi en réponse à une proposition de Jean Tardieu. Tardieu : « Ne pourrait-on pas dans ce cas, reproduire ces 2 mauvaises photocopies, mais en négatif, le texte apparaissant en blanc sur fond noir. » Venturi : « Comme l’ardoise d’une classe d’école ! Fallait y penser ! A bientôt, Lauro » (le brouillon de J. Tardieu et la réponse de L. Venturi ne sont pas datés).
[23] « L’Ecriture comme geste », OJ, p. 65.
[24] Ibid., pp. 62-63.
[25] Quelques années plus tôt, dans un autre ouvrage des « sentiers de la création », Roland Barthes s’émerveillait déjà devant les idéogrammes de la calligraphie japonaise et cherchait à retrouver, par les illustrations insérées au fil du texte « une sorte de vacillement visuel ». Voir. R. Barthes, L’Empire des signes, Genève, Editions d’Art Albert Skira, « Les sentiers de la création », 1970 : « les images n’illustrent pas le texte : chacune a été seulement pour moi le départ d’une sorte de vacillement visuel, analogue peut-être à cette perte de sens que le Zen appelle un satori » (préambule de l’ouvrage).
[26] Jean Tardieu ajoute à propos des toiles de son ami Jean Cortot qu’elles « évoquent on ne sait quelle écriture mythique ou cryptographique (dont le secret ne nous est pas donné), bref, une "écriture en soi", cet anti-sens délectable au regard et le non-sens d’un signe sibyllin élargi jusqu’au rêve » (« L’Ecriture comme geste », OJ, p. 66).
[27] « Le Sens dans tous les sens », Ibid., p. 11.