La part des images ou le saisissement
de la contradiction dans Obscurité du jour
de Jean Tardieu

- Alice Scheer
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Fig. 1. R. Magritte, L’Empire des
lumières
, 1954

Fig. 2. A. Giacometti, Etude de
chaise
, 1962

      Dans l’« Esquisse d’une chronologie autobiographique » qu’il publie dans les Cahiers de l’Herne en 1991, Jean Tardieu présente Obscurité du jour comme un livre « où sa vision du monde s’éclaire et s’approfondit à partir d’une réflexion sur l’expression artistique » [1]. Une lettre destinée à Lauro Venturi, responsable de la mise en images aux Editions Skira pour la collection des « Sentiers de la création »,  le précise en justifiant le choix du titre paradoxal de l’ouvrage :

 

C’est, en quelque sorte, l’image ou le symbole de cette « contradiction dans les termes » ou de cette disposition au renversement du sens où je vois un des rôles essentiels de l’expression artistique (et poétique) comme dépassement, et même transgression du langage [2].

 

Vision du monde et création sont, chez Jean Tardieu, inséparables d’une pensée de la contradiction. Comment, en effet, saisir le réel dans ce qu’il a de protéiforme, comment prendre la mesure des innombrables significations d’une œuvre, sinon en cherchant à saisir ces « lois simples mais contradictoires qui gouvernent ce monde » et qu’il désignait déjà une décennie plus tôt dans De la peinture que l’on dit abstraite comme « ces couples de contraires, ces frères ennemis qui jalonnent notre vie et font notre supplice et notre gloire » [3] ? En lui donnant la possibilité de mêler visuel et verbal, le principe des « Sentiers de la création » rencontra tout à fait les préoccupations de Tardieu. L’ouvrage associe des textes et des images de natures très diverses : aux dialogues, digressions, poèmes « à voir », fragments autobiographiques et réflexions consacrées à l’art semblent répondre  les reproductions d’œuvres d’artistes et de plasticiens contemporains, des rébus, des fac-similés des brouillons de l’auteur, des coupures de magazines de mode etc. Insérées au fil du texte, les images interrogent à leur manière cette « disposition au renversement du sens » introduite dès le titre : elles l’illustrent, la prolongent, la surprennent.
      Jean Tardieu évoque « la stupéfaction qui s’est emparée de [lui], très jeune alors, lorsqu’[il] a pris conscience du rôle de la nuit au milieu de nos jours » [4]. Il précise cela quelques pages plus loin dans le même chapitre :

 

Tous nos livres, toutes nos actions ne sont remplis que du fracas des jours. Pourtant ce qui nous gouverne – instincts, imagination, rêves, passions, pouvoir créateur – plonge dans une ombre sans contrôle. Nous implorons, nous espérons la lumière, alors que, par un effet contradictoire, cette obscurité qui nous terrifie nous alimente puissamment [5].

 

Certaines images d’Obscurité du jour, non mentionnées dans le texte, semblent s’imposer d’elles-mêmes pour suggérer l’envers du jour. Cet envers, loin de rester une part mystérieusement séparée, en est le moteur, de sorte que le monde semble, paradoxalement, ne pouvoir s’appréhender qu’à travers lui. La reproduction d’un tableau de Magritte intitulé L’Empire des lumières accompagne naturellement cette réflexion (fig. 1). Le contraste entre la clarté d’un ciel d’après-midi occupant presque toute la moitié supérieure du tableau, et l’obscurité d’un paysage nocturne dans la partie inférieure, frappe immédiatement le spectateur. Une maison claire aux volets clos, placée au centre de la partie inférieure, y est éclairée par le halo d’un lampadaire. Seules deux fenêtres d’une partie attenante à la maison et au mur sombre sont éclairées, orangées et témoignent d’une vie nocturne quand tout semble dormir autour. Il pourrait s’agir d’une illustration indirecte des insomnies fécondes décrites par Tardieu dans la page qui jouxte cette image :

 

Presque tout ce que j’ai écrit s’est imposé à moi dans l’insomnie. Ou bien je note aussitôt ce qui est trouvé, pour le « développer » le lendemain, à l’inverse des photographes, dans ma chambre claire. Ou bien je travaille tard jusqu’au milieu de la nuit ou bien encore, après un court repos, je me lève avant l’aube. De toute façon, j’écris, extrêmement lucide, dans le bonheur exaltant de veiller, entouré de silence, pendant que dorment autour de moi les gens [6].

 

Le ciel clair du tableau de Magritte pourrait illustrer ce « développement » : le jour éclaire la nuit, c’est en pleine lumière que la vie nocturne paraît plus vive. La lucidité est paradoxalement un fait de l’obscurité. L’eau qui coule au pied de la maison en reflète la façade et non le ciel, comme si elle était là pour conserver ses lumières, ses pensées et ses rêves nocturnes une fois le jour levé. Quelques touches d’un bleu similaire à celui du ciel sont présentes dans ces eaux. Mais il ne s’agit que d’une légère déformation de la lumière du lampadaire projetée sur le mur. Ce bleu ciel n’appartient alors pas à la lumière du jour mais vient de la lumière artificielle. Dans ce tableau, jour et nuit se trouvent entrelacés en même temps que nettement séparés : c’est en somme « la nuit en plein jour » pour reprendre le titre initialement choisi par Tardieu pour cet ouvrage [7]. La nuit ne paraît si manifeste que parce qu’elle se détache sur un ciel de pleine journée. Inversement, « notre plein jour ne nous plaît à ce point que parce qu’il se développe sur un fond sombre où toutes les couleurs sont ravivées » [8].  La ligne incurvée qui marque la séparation entre le jour et la nuit dans ce tableau suggère en effet qu’obscurité et clarté s’imbriquent et se renversent comme deux éléments complémentaires autant que contradictoires. En effet, un grand arbre planté sur le côté de la maison s’élève comme une sombre trouée dans la clarté du ciel et ses feuilles s’y dessinent avec netteté. Inversement, ce ciel de plein jour semble plonger derrière la maison, dans un vide laissé par les arbres. Ainsi inséré dans ce chapitre d’Obscurité du jour et par l’effet d’un renversement, d’une réappropriation de l’œuvre, ce tableau de Magritte illustrerait finalement « l’empire des ombres » dans le jour tardivien.
      Tout comme le jour s’éprouve et se représente à travers son pendant nocturne (et inversement), c’est grâce à la part d’absence, d’invisible ou « d’impalpable » [9] attribuée aux choses par la conscience humaine, que ces dernières peuvent se manifester dans toute leur trivialité. Le poète nomme cela la « contradiction oscillante » [10] des choses et distingue leur « moitié de pierre et leur moitié d’écume » [11]. Leur inertie, leur existence massive et « fruste » [12], s’impose parfois soudainement à la conscience qui, « profondément imprégnée de mouvement et de devenir », n’a pas l’habitude d’éprouver ainsi la « résistance surprenante des choses qui n’existent que pour elles-mêmes » [13]. Une Etude de chaise de Giacometti, ouvrant le chapitre intitulé « Autre nature morte : chaise et violon ou l’étonnement d’être au monde », se charge de cette réflexion et semble alors illustrer l’étonnement lui-même, provoqué par la rencontre entre une perception mouvante et un objet immobile (fig. 2). Une chaise de bois ordinaire se détache sur un décor qui n’est que vaguement esquissé : un sol de carrelage ou de parquet à chevrons et deux portes, celles d’un placard peut-être. Le trait est plus appuyé sur les pieds avant-droit et arrière-gauche tandis que l’arrière-droit, à peine suggéré sur un carré de feuille resté blanc, paraît inexistant. La chaise semble apparaître ou disparaître selon l’endroit où l’on arrête son regard. Peut-être la vision de la chaise ne s’affermit-elle que parce que l’espace dans lequel elle se trouve devient plus indistinct. Cette représentation de la chaise dans l’espace illustrerait alors la vision tardivienne du monde, constamment tendue entre présence et absence, évidence et obscurité, être et néant, simultanément saisie par l’un et par l’autre. Elle donne ses traits à une interrogation existentielle ainsi formulée à la fin du chapitre :

 

Alors, l’opacité, la cécité du monde inerte nous frappent parce que l’objet (recevant la mobilité de la lumière sans y répondre par un geste) existe sans pouvoir se connaître, tandis qu’en même temps et par un jeu inverse, il est tout entier menacé par le non-être.
Comme si le néant était la face cachée des objets – ou leur « âme », je veux dire ce petit objet de bois qui, associé au vide, à l’intérieur du violon, lui donne sa souveraine résonance [14].

 

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[1] J. Tardieu, « Esquisse d’une chronologie autobiographique », dans Les Cahiers de l’Herne : Jean Tardieu, Paris, Editions de l’Herne, sous la direction de C. Tacou et F. Dax-Boyer, 1991, p. 23.
[2] Brouillon d’une réponse de J. Tardieu à L. Venturi, Paris, 26 avril 1974, Caen, IMEC, Fonds Tardieu TRD, « correspondance avec les Editions Skira », Cote TRD 32.3.
[3] J. Tardieu, « Chacun de nous a rêvé d’un lieu profond… », De la peinture que l’on dit abstraite [1960], dans J. Tardieu, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2003, p. 863.
[4] J. Tardieu, « Obscurité du jour », Obscurité du jour, Genève, Editions d’Art Albert Skira, « Les sentiers de la création », 1974, p. 15. Par commodité, j’emploierai désormais l’abréviation OJ pour renvoyer à cet ouvrage.
[5] Ibid., p. 18.
[6] Ibid., p. 16.
[7] On peut lire dans la lettre à Lauro Venturi précédemment citée que ce titre avait finalement été refusé par Gaëtan Picon parce que René Char avait déjà prévu d’intituler son ouvrage La Nuit talismanique : « […] j’avais naguère adopté "La nuit en plein jour", mais G. Picon, tout en trouvant ce nouveau titre excellent m’avait demandé de le changer, car, à ce moment, je ne savais pas que Char avait, pour son propre "Sentier" retenu un titre où figurait aussi le mot "nuit" ». (Brouillon d’une réponse de Jean Tardieu à Lauro Venturi, Paris, 26 avril 1974, déjà citée).
[8] OJ, p. 24.
[9] « Cependant nos mains ne sont pas faites à l’impalpable, ni à l’invisible nos yeux », « Cependant nos mains ne sont pas faites à l’impalpable… » (J. Tardieu, De la peinture que l’on dit abstraite, dans Œuvres, Op. cit., p. 860).
[10] OJ, p. 27.
[11] « En empruntant l’image des fleuves de mon pays natal qui, affluents ou sous-affluents ou sous-affluents du Rhône, disparaissent, à certains points de leur parcours, dans les gouffres de roche pour reparaître un peu plus loin, bouillonnants et légers comme s’ils avaient été sacrés ou rajeunis par l’obscurité de l’abîme, j’ai dit, ailleurs que toutes choses, à mes yeux, avaient leur moitié de pierre et leur moitié d’écume » (« La pierre et l’écume », Ibid., p. 32).
[12] Ibid., p. 34.
[13] « Autre nature morte : chaise et violon ou l’étonnement d’être au monde », OJ, p. 96.
[14] Ibid., p. 96 (je souligne).